Chronique

Christophe Dal Sasso

Ressac

Christophe Dal Sasso (comp., arr., fl), David El-Malek (ts, tb), Manuel Marches (b), Pierre de Bethmann (Fender), Franck Agulhon (dms), Thomas Savy (clb), Jacques Tellitocci (perc, vb), Camille Lebréquier (cor), Cécile Hardouin (basson), Elisa Bellanger (p), David Belmondo (textes)

Label / Distribution : Discograph

Une nouvelle pièce à verser au dossier déjà volumineux de Christophe Dal Sasso. Il convient de s’y arrêter car depuis de longues années, son œuvre dessine une fresque portée par la nécessité de relier des univers parfois jugés irréductibles. A l’instar d’un « nez », dont le travail de création associe des essences et donne naissance à un parfum, ce compositeur-arrangeur-flûtiste est un pétrisseur des sensations, des nuances et des textures, un peintre des climats dont l’inspiration peut revendiquer l’influence des post-impressionnistes (Debussy, Fauré) comme celle des grands arrangeurs du jazz (Gil Evans et, plus près de nous, Maria Schneider).

On connaît ses contributions au travail de Lionel Belmondo (entre autres, Hymne au Soleil et Influence, un album consacré à Yusef Lateef avec la participation de ce dernier) ; en 2006, Exploration démontrait un pouvoir de séduction certain et une belle recherche des couleurs ; plus récemment, le chatoyant et méditatif Prétextes (2011) suscitait l’enchantement : aux motifs, aux arrangements et aux textures soyeuses venaient se superposer les élans d’artistes accomplis (dont Pierre De Bethmann, David El Malek et Franck Agulhon, qu’on retrouve ici) dont les interventions se lovaient avec élégance dans les sinuosités d’une écriture précise qui jamais ne masque l’émotion.

Tout l’art de Christophe Dal Sasso consiste à faire vibrer sa musique sous les injonctions d’une quête fiévreuse et cérébrale, la quête d’un classicisme moderne désireux de célébrer la beauté des éléments dans ce qu’ils ont de plus intemporel. Ce disque est un voyage sur une houle qui retrace un vécu, des sentiments, une myriade de nuances irisées. Dal Sasso en a écrit les esquisses face à la mer, avec l’ambition avouée de jeter encore plus de ponts entre musique classique et jazz. Spectacle avant de devenir disque, Ressac a été enregistré en direct dans une belle salle (le Théâtre Berthelot à Montreuil) à même de diffuser le son recherché sans le dénaturer. Et pour mieux stimuler l’imaginaire de son public, le compositeur a adjoint à sa formation fondamentalement jazz les instruments nécessaires à la réalisation d’une œuvre aussi picturale que musicale : cor, basson, percussions - auxquels il faut ajouter un piano de facture classique, propice à la rêverie ou l’introspection. Enfin, les interventions d’un comédien visent à nous guider vers « un autre imaginaire » : David Belmondo déclame des textes aux confins du théâtre et du slam, dont les sonorités ont autant d’importance que le sens. Christophe Dal Sasso donne de cette architecture une définition poétique et organique à la fois : « La pianiste est la fée blanche, le comédien la voix intérieure, et l’orchestre représente le corps et le cœur ».

Ce nouveau pari - une réussite - est une occasion d’entrer de plain-pied dans un processus de création sachant marier les contraires : d’un côté la volonté d’aller jusqu’au bout de l’écriture via la richesse du travail d’orchestration et d’arrangement, la science du mariage des timbres ; de l’autre, le sentiment que ce même travail, en apparence fini, léché, n’est qu’une étape car il débouche sur d’autres explorations. Et les combinaisons, elles, sont infinies, outre qu’elles offrent une rampe de lancement aux solistes. La musique est d’un raffinement qui tient à son classicisme sous-jacent (le piano d’Elisa Bellanger et ses escapades-préludes solitaires y sont pour beaucoup) mais aussi à la maîtrise qui pousse les musiciens à libérer leur imagination et délivrer des chorus intenses, sans démonstration superflue. A ce jeu-là, les artificiers que sont David El Malek (dont le saxophone ténor est impressionnant d’intériorité spirituelle) et Thomas Savy (la clarinette basse éperdue de liberté d’une « Nuit sans sommeil ») sont passés maîtres, et savent élever naturellement leur discours pour nous entraîner dans leur monde imaginaire. L’imbrication des sonorités n’apparaît jamais contre nature : c’est tout le talent de Christophe Dal Sasso, qui s’invente une identité sonore immédiatement reconnaissable. Ici, flûte, clarinette basse, saxophone, basson et cor entrecroisent leurs timbres avec bonheur et lancent de savoureux défis au Fender d’un Pierre de Bethmann très inspiré (« Ressac » en est une belle illustration). On n’oubliera pas le trio rythmique (Manuel Marches, Franck Agulhon, Jacques Tellitocci), dont la sérénité souriante est prête au jaillissement dès lors que point, au détour d’une mesure, l’occasion de se lancer dans un groove gourmand (« Transit »). Et Ressac n’en manque pas !

La seule réserve (mineure) qu’on pourra formuler tient aux interventions de David Belmondo : est-ce l’effet du disque et donc la distance avec la forme théâtrale, qui gêne parfois ? Si leur intérêt, quand on les isole, est indéniable de par leur fébrilité rythmique, elles perturbent l’agencement harmonieux des formes dessiné par Dal Sasso et son orchestre. Au point qu’on ressent le besoin de les réécouter pour elles-mêmes, sans interruption. Mais c’est un détail : la musique se suffit à elle-même, ses élégances maritimes et profondes ne peuvent que vous emporter sur leurs vagues, sans risque de noyade, mais avec l’assurance d’accomplir une belle traversée.