Nous sommes le mercredi 9 décembre 1964 au Studio Van Gelder d’Englewood Cliffs, New Jersey. John Coltrane, McCoy Tyner, Jimmy Garrison et Elvin Jones enregistrent les quatre mouvements (« Acknowledgement », « Resolution », « Pursuance », « Psalm ») de ce qui deviendra très vite une œuvre phare de l’histoire du jazz : A Love Supreme. Quelques heures auparavant, le saxophoniste, inhabituellement radieux, confiait à sa femme Alice que pour la première fois de sa vie, toute la musique qu’il voulait enregistrer ce jour-là était écrite dans sa tête, sous forme de suite.
Disque mystique avant de devenir mythique, A Love Supreme n’aura qu’une courte vie scénique : la seule version live disponible reste celle du Festival d’Antibes Juan-les-Pins, enregistrée le 26 juillet 1965 [1] alors que l’album n’était pas encore publié en France. Les mois suivants verront imploser le quartet, si fécond depuis quatre années, juste avant que John Coltrane n’aborde, avec une formation renouvelée, la longue ligne droite qui le mènera à la mort, le 17 juillet 1967. [2] Fin d’une histoire, début d’une légende.
A Love Supreme, qui fêtera bientôt son cinquantième anniversaire, est une œuvre sans équivalent dans la discographie de Coltrane. Elle aura inspiré une myriade de musiciens et conquis un public très large, jusqu’à figurer au panthéon musical du XXe siècle. Une composition incantatoire, jouée dans un seul souffle d’inspiration divine (sur la pochette de l’album figure un poème écrit par le saxophoniste qui est une ode à Dieu), à laquelle il pouvait sembler déraisonnable de s’attaquer aujourd’hui. C’est pourtant ce qu’ont osé faire Christophe Dal Sasso et Lionel Belmondo, dont nul ne contestera que l’amour de cette musique est sous-jacent dans bon nombre de leurs enregistrements, qu’il s’agisse d’Hymne au soleil ou d’Influence (avec Yusef Lateef). Ils ont eu raison : le talent d’arrangeur et l’imagination coloriste du premier, combinés à la fièvre du second, donnent un album qui réussit à être une célébration fervente sans se confire dans la dévotion un peu vaine.
Les deux Français ont respecté la structure de l’œuvre originelle, les quatre mouvements et leur enchaînement, en prenant la liberté de l’introduire par le fameux poème, dont la lecture incombe au charismatique Allonymous, peintre mais aussi poète, danseur et slammeur originaire de Chicago. Aussitôt après, « Introduction » fait office de transition vers « Acknowledgement », à la façon d’une préparation spirituelle où quelques instruments, dont la flûte, sonnent de façon presque tribale. Comme une mise en condition… Puis le big band pare les trente minutes de la suite de couleurs évoquant très directement un autre disque de Coltrane, en formation élargie, un autre jalon de sa discographie : Africa Brass (1961). C’est la très bonne idée de John Coltrane A Love Supreme : faire appel à un grand ensemble (quatorze musiciens) qui va non seulement prendre à sa charge l’exposition des thèmes introductifs de chaque mouvement, mais aussi mettre en valeur chaque intervention des solistes par sa texture finement ciselée et la combinaison subtile des instruments à vent. Seront ainsi mis en avant Lionel Belmondo au saxophone ténor, à deux reprises, mais aussi Laurent Fickelson (piano), Stéphane Belmondo (trompette), Philippe Soirat (batterie), Clovis Nicolas (contrebasse) ou Bastien Stil (tuba). Jamais on n’a le sentiment d’avoir affaire à une pâle copie de l’original : c’est un hommage, certes, mais qui brûle de son propre feu ; il n’y a pas de plus beau compliment. Par-dessus tout, on se prête au jeu consistant à revenir au disque de Coltrane ; et on constate que ses disciples, loin de se fourvoyer dans une reprise paralysée par un trop grand respect, ont su faire vibrer avec intensité cette œuvre majeure. John Coltrane A Love Supreme est une offrande inspirée par la passion ; elle est de ce fait passionnante.
L’album est publié sur le label Jazz&People, qui fonctionne sur le principe du financement participatif (ou crowdfunding). On peut le trouver sous forme de CD ou de vinyle à tirage limité. Les souscripteurs sont récompensés de leur soutien, d’autant qu’ils ont eu la chance de découvrir, en complément de la version numérique, une reprise de « Time Remembered » (Bill Evans). Un bonheur ne vient jamais seul.