Chronique

Claude Tchamitchian

In Spirit – Contrebasse solo

Claude Tchamitchian (b).

Label / Distribution : Emouvance

Le saisissement. C’est le premier mot qui vient à l’esprit à l’écoute de ce troisième voyage en solitaire effectué par Claude Tchamitichian, après Jeux d’enfants (1993) et Another Childhood (2010). Comme si, dès les premières notes jouées en pizzicato de « In Spirit », longue composition en hommage à Jean-François Jenny-Clark qui a donné son titre au disque, il ne pouvait être question de faire autrement que plonger – comme y invite chaque composition dont le titre commence par « In » – avec le contrebassiste, sans réserve. Au plus profond de cette musique élégiaque pensée avant même que d’être jouée, à tel point que Claude Tchamitchian préfère dire qu’il l’a « captée » plus qu’il ne l’a composée. Avec une particularité : elle est ici interprétée sur l’instrument qui avait appartenu à celui-là même à qui elle est dédiée, vingt ans après sa disparition. Et pour en finir avec les présentations et les précisions d’ordre technique, on soulignera un accordage spécifique et un système de cordes parallèles, qui rappelle celui du kamantcha de Gaguik Mouradian, le troubadour arménien, avec qui le contrebassiste a joué en duo par le passé. Soit un open tuning comme passeport pour cheminer plus loin encore sur les routes de l’imaginaire.

In Spirit est une traversée en trois longues étapes – « In Spirit », « In Memory », « In Life », des compositions dont la durée va de 13 à 20 minutes – auxquelles s’ajoute ce qu’on n’ose qualifier de respiration, par sa durée assez courte et son tempo plus alerte, presque joyeux dans sa seconde partie (« In Childhood »). Claude Tchatmichian résout avec une intensité peu commune, sans doute parce qu’il s’agit là de la réalisation d’une projection mentale de sa musique, une équation personnelle d’où naît la lumière. Ou comment parvenir à concilier la nature aérienne de ses compositions avec le caractère résolument terrien de sa contrebasse. Sous ses doigts, celle-ci devient orchestre et fait presque oublier que le musicien est seul avec elle. Là où d’autres tomberaient dans le piège de l’austérité, Tchamitchian est passionnel, dans un corps à corps qui laisse toute sa place au lyrisme qui l’habite sans jamais – qu’il soit rassuré puisque telle semblait être sa crainte – tomber dans le pathos. Y compris tout au long de « In Memory », avec son jeu à double archet et ses vingt minutes habitées par la douleur mémorielle des origines, celles de l’Arménie.

Dans la très belle interview du contrebassiste par Anne Montaron, que donne à lire le livret du CD, Claude Tchamitchian suppose non sans modestie que : « Ce que je fais sur ma contrebasse est donc écoutable ». On aurait envie de lui rétorquer que non seulement cette nouvelle aventure le confirme amplement mais que, surtout, elle s’offre comme une formidable invitation au dépassement. Technique bien sûr – car ce travail en solo est pour lui une avancée – mais avant tout au plan humain, par sa capacité rare à susciter la fascination en évoluant, avec beaucoup de tact, sur la carte des émotions, les siennes comme les nôtres.

La contrebasse en voit décidément de toutes les couleurs depuis quelque temps, et de belles : tout récemment, Barre Phillips publiait End To End, un magnifique enregistrement solo pour ECM, quarante ans après un premier Journal Violone. Presque au même moment, celle de Joëlle Léandre nourrissait un dialogue brûlant de fièvre avec la guitare de Marc Ducret Chez Hélène, sur le label Ayler Records. On pourrait aussi mentionner, parce que finalement c’est n’est là qu’une question de cousinage, la basse électrique Naked de Laurent David et son appétit mélodique mis à nu. Mais avec toute l’histoire humaine qu’il porte en lui, avec son chant qui sonde les âmes au plus profond, In Spirit s’impose comme un disque majeur, un point de repère pour la musique en général et l’instrument en particulier. Époustouflant !