Scènes

Crest Jazz Vocal 2018

Immersion dans la série « Crest Jazz Vocal »


Le soleil cogne sur la cité médiévale de Crest (Drôme). Les vitrines d’août s’ornent de poteries du Diois où zèbres et autres rayures plongent dans l’eau des partitions. A flanc de colline on imagine le plus haut donjon de France – une prison pour les protestants au XVIe siècle – couvert de draps bigarrés noir et blanc. Que serait une telle sculpture pour l’affiche d’un festival de jazz ?

Regarder le photo reportage du festival.

L’immersion dans la série « Crest Jazz Vocal » frôle les 50 ans, d’une cour d’école à un terrain désert, une structure est montée, démontée, remontée pour l’écoute d’un nouveau monde déjà ancien. Un travail acharné pour cent quarante bénévoles qui cuisinent, montent la garde, comptent, accueillent dix jours durant.

Le 30e concours de jazz vocal (Leïla Martial et Raven en furent lauréats) a nommé vainqueur le duo Connie & Blyde : Caroline Sentis et Bruno Ducret. Le violoncelliste a grandi à la croisée des chemins entre le jazz et la musique contemporaine « parfois aride à l’extrême, elle façonne l’oreille et supprime toutes les barrières ». « J’ai rencontré Caroline Sentis au Conservatoire de Montpellier, dans la classe de Serge Lazarevitch. Nous cherchons une égalité entre la voix et le violoncelle ; notre musique est dépouillée, construite sur la gestion des silences et la narration, elle se situe entre la chanson et le lâcher-prise ». Après cinq ans de travail, le duo se sent prêt pour les concours, prêt à affronter sa « marge de progression ». « Violoncelle et voix c’est hyper fragile, la justesse tremble », dit Caroline Sentis. « Rien n’est figé, c’est vivant. Ce soir le son était du bonbon sonore ! » (Le sonorisateur est Guillaume Gratesol).
Les textes du duo nous traversent, comme les sons du violoncelle, à moins qu’ils ne nous retiennent comme le swing du corps ou nous emportent par la force d’un seul.

Standing ovation pour Youn Sun Nah - photo Christophe Charpenel

« Que de chanteurs ici ! Je retrouve mon professeur Laurence Saltiel ! » [1] s’exclame la chanteuse Youn Sun Nah. Perceptions, sensations, émotions, le concert de la Coréenne défie le compte rendu. C’est une expérience de joie où se nouent la fragilité, la souplesse et la puissance de sa voix grâce à ses musiciens (Franck Woeste au piano et Tomek Miernovski à la guitare mais aussi Brad Christopher Jones à la contrebasse et Dan Rieser à la batterie).

Une saveur pour l’existence qu’Isabel Sörling, Simon Tailleu à la contrebasse et Paul Lay au piano, partagent avec « Deep Rivers ». Ce sont « des moments très solennels qui peuvent éclater en terme d’énergie ». Ces morceaux ont été joués pour la première fois à Nantes au théâtre Graslin en février dernier, 100 ans après le premier concert de jazz joué par l’orchestre militaire américain de James Reese Europe. D’une joie attentive au tragique, la voix de la chanteuse suédoise sait déposer nos ailes sur le vol de ses aigus. Les notes traversent l’espace des mélodies, qu’importe le temps pour celui qui écoute, piano, contrebasse et chant semblent jouer ensemble leurs trois solos. Les trois musiciens se sont rencontrés au CNSM de Paris. « Il y a une immédiateté dans notre complicité, dit Paul Lay, c’est tellement fluide. Sur scène, on se lance des challenges, on s’amuse avec autant de sérieux qu’un enfant. C’est un grand jeu, une grande fête, nous créons de la surprise, le public en est touché. Avec ce trio, je mets en musique poèmes ou textes narratifs. Comment faire respirer au mieux un texte ? Comment créer une mélodie qui a du sens avec les paroles ? Nous sommes trois amis proches, avec la complexité et la joie d’être ensemble. J’ai la chance de vivre de ma passion, l’extrême chance qu’on a … ne jamais l’oublier ! »

A l’ombre de la gaîté musicale, faut-il l’appeler sirène, Mélanie De Biasio ? La force de son projet jette dans la brume un public qui se clive. Il part ou ôte la cire de l’oreille et savoure une mélancolie nébuleuse.

« Ne pas savoir si c’est le jour ou la nuit »… avec Lucky Peterson qui rend hommage à son professeur d’orgue Jimmy Smith, on sait : c’est la nuit ! Whisky ? Jazz’n’blues, sa voix s’arrache de son corps autant qu’elle y prend racine. Ça souffle la violence du blues, à l’orgue ou à la guitare, seul ou entouré de ses musiciens, je vais vers le funky si je veux ! Ça donne envie de propulser l’air du temps et d’entendre son guitariste Kelyn Crapp ailleurs…

Comme sur les contours de la mer Méditerranée où s’épanouit le chant lyrique du Trio Barolo. Voix, accordéon, contrebasse et trombone assoiffés de vent et de partage s’ouvrent au quintet avec Anthony Gatta aux percussions et Carjez Gerretsen à la clarinette (musicien renommé dans la musique classique). Ce sont des sons feutrés et ronds qui nous emportent, des sons aux couleurs chaudes. Les musiciens ont tenu le pari du festival Crest Jazz Vocal : jouer avec les stagiaires de l’atelier vocal de Rémy Poulakis (chant et accordéon). « Francesco Castellani (trombone), Philippe Euvrard (contrebasse) et moi-même, nous avons écrit trois morceaux avec de la place pour la polyphonie, ce n’est pas une musique compliquée à lire ou à entendre mais il y faut de la fluidité, de la justesse, que ce soit rythmiquement en place. Il y faut de l’intention et de l’attention… Ce n’est pas si simple ! ».

Au concours vocal du festival - photo Christophe Charpenel

Plus loin la galerie Espace Liberté propose à quelques-uns d’écouter les passions jazziques de ses invités. Ainsi nous avons pu poursuivre le titre d’Ornette Coleman Lonely Woman (1959) à travers les ans et les interprètes. D’autres lieux pour jams et conférences permettent de se jeter de-ci de-là, d’aller à la rencontre de Jean-Michel Leygonie qui présente son label Laborie.

Et puis revenir, retourner vers la grande scène, entendre les passages des mondes grâce au jazz de Pierre Durand « Roots Quartet », car Crest Jazz Vocal est un festival où se vit la joie et ce n’est pas une expression suspecte.

par Valérie Lagarde // Publié le 2 septembre 2018
P.-S. :

Voici les professeurs des stages : certains noms vous mettront peut-être l’eau du chant à la bouche pour l’année prochaine : Yasmina Kachouche, Laurence Saltiel, David Eskenazy, Laura Littardi, Roger Letson, Geneviève Fraselle, Emmanuelle Trinquesse, Adèle Bracco, Jérôme Duvivier, Loïs le Van, Eduardo Lopes.

[1Laurence Saltiel anime un stage durant le festival.