Scènes

Le concert du siècle

Centenaire du premier concert de jazz sur le sol européen


Le centenaire du premier concert de jazz jamais donné en Europe : c’était à Nantes, le 12 février 1918. Le lieutenant James Reese Europe et ses Harlem Hellfighters, soldats africains-américains venus combattre aux côtés des Alliés, donnent le premier concert de jazz sur le sol européen et font un tabac. Un siècle après, jour pour jour, Nantes commémorait ce concert historique dans le cadre du centenaire de la Grande Guerre.

Ce concert donné par le lieutenant et chef d’orchestre James Reese Europe avec ses soldats musiciens africains-américains du 369e Régiment d’Infanterie est probablement le tout premier concert de jazz sur le territoire européen. Au-delà du rôle que ces troupes ont joué dans la victoire des Alliés lors de la Grande Guerre et des lourdes pertes subies par leur régiment dans les Ardennes - près de 1500 morts au combat - ce jour a marqué le début d’une longue, riche et passionnante histoire beaucoup plus pacifique qui se perpétue encore aujourd’hui : celle du jazz, cette musique qui représente l’un des apports fondamentaux des africains-américains à la culture des vingtième et vingt-et-unième siècles, dans ses rapports avec l’Europe.

Les commémorations du centenaire de la fin de la première grande boucherie mondiale ont réservé une place de choix à cet anniversaire inattendu : le 12 février 2018, cent ans tout rond après le premier concert de jazz en Europe, donné à Nantes, une grande soirée leur était consacrée dans la même ville, événement-clé et point de départ d’un mois de commémorations déclinées en expositions, conférences, concerts et documentaires. Sous le soleil frisquet de février, place Graslin, devant le théâtre, il y eut d’abord le concert hommage à James Reese Europe et ses musiciens-soldats, donné par la Musique des Transmissions de Rennes dirigée par le capitaine Sandra Ansanay-Alex. Bel hommage militaire - et pourtant plutôt swing - aux combattants africains-américains qui jouèrent au même endroit, cent ans plus tôt, jour pour jour.

La soirée se poursuivait à l’intérieur d’un théâtre Graslin plein comme un œuf. Nantes et la France rendaient hommage à James Reese Europe. Les discours de la représentante de la Maire de Nantes, puis de Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’Etat auprès de la Ministre des Armées, n’ont pas éludé, dans leur célébration de l’entente franco-américaine autour de la musique, la singularité de ce régiment composé de volontaires noirs discriminés par une armée américaine ségrégationniste qui refusa jusqu’au bout de les envoyer au combat. [1] Puis Rex Ellis, Directeur Adjoint du Smithsonian National Museum Of African American History & Culture, introduisit une courte mais marquante vidéo de son Directeur Fondateur, Lonnie Bunch, et vint le moment de dévoiler la plaque commémorative en présence des descendantes de James Reese Europe - et de laisser la conclusion, improvisée et percutante, à l’une des petites-filles.

Emile Parisien et Vincent Peirani

Sortie de scène des drapeaux et des officiels ; place aux musiciens pour un programme en trois parties, avec comme fil rouge la musique de ce jazz naissant des années 1915-1920.

Premiers à entrer en scène, le duo Vincent Peirani Emile Parisien. Ces deux-là se connaissent par cœur, ce qui leur permet toutes les folies. Sur un répertoire mêlant compositions personnelles et thèmes d’époque, les deux musiciens s’amusent avec la salle et nous offrent une musique qui sait être à la fois intelligente, virtuose, entraînante et subtile. Déjà sur le disque Belle époque, leur dialogue puisait aux sources du jazz ; c’est donc naturellement qu’ils s’épanouissent dans le programme du soir, pour notre plus grand bonheur.

Isabel Sörling

Changement de plateau ; entre le trio du pianiste Paul Lay, avec Simon Tailleu à la contrebasse et la chanteuse suédoise Isabel Sörling. Là aussi, le choix de ces musiciens pour célébrer cet anniversaire prend des allures d’évidence : le disque du trio Alcazar Memories tournait autour d’un répertoire de chansons populaires du début du XXe siècle ; il lui a suffi de traverser l’Atlantique pour aller chercher des airs et des hymnes qui se parent de couleurs folk pour offrir un set enjoué, profond, touchant. On pense au travail de Bill Carrothers, avec toutefois une couleur différente due notamment à Isabel Sörling dont la version de « Glory Hallelujah » pouvait rappeler Janis Joplin dans l’énergie déployée.

Pour clôturer cette soirée, quoi de plus naturel que d’avoir convié Alban Darche, musicien nantais, grand compositeur et arrangeur ? Le défi était de taille : rejouer - à sa manière ! - le programme intégral du concert du 12 février 1918. Pour cela il s’est entouré de son Orphicube, légèrement revisité pour l’occasion avec deux musiciens d’outre-Atlantique : le trompettiste Tim Hagans et le saxophoniste Jon Irabagon, comme pour perpétuer cet héritage musical franco-étasunien. Darche ruse avec le programme de James Reese Europe : les hymnes américain et français sont stylisés pour le morceau d’ouverture. Puis, comme il se doit, les compositions de James Reese Europe ou les œuvres de Stephen Forster, compositeur américain influent de la fin du dix-neuvième siècle sont mêlées d’interludes personnels. L’ensemble est superbement arrangé, avec cette richesse qui caractérise le travail de Darche. Il y a aussi quelques passages plus libres comme ce stupéfiant duo Jon Irabagon - Nathalie Darche ou encore cette finesse de Didier Ithursarry à l’accordéon. Ce concert s’achève par une interprétation surprenante mais magnifique de la marche militaire « Sambre et Meuse » transmuée en java : Alban Darche la dépouille de son côté martial pour en faire un magnifique moment de poésie.

Alban Darche et l’Orphicube

Cette belle soirée n’est qu’un des événements qui vont marquer cet anniversaire. Matthieu Jouan, le commissaire général des commémorations du centenaire de l’arrivée du jazz en Europe et son équipe ont concocté un programme qui se poursuivra par une exposition « La Guerre du jazz », des conférences « Quand soudain, le jazz ! », un concert-peinture avec le Jim Europe Syndicate à l’espace Cosmopolis et la projection du documentaire « La Grande guerre des Harlem Hellfighters » au cinéma Katorza.
Toutes les informations sur le site internet.

[1Il fallut, pour qu’ils puissent prouver leur valeur militaire, que le général Pétain les incorpore à ce qui restait de troupes françaises. L’Etat-Major français ne regardait pas à la couleur quand il s’agissait d’envoyer la troupe au feu : les régiments d’Infanterie Coloniale en sont la preuve. N’empêche : le régiment tout entier et 171 d’entre eux à titre individuel furent décorés de la Croix de Guerre française… aucun Américain avant eux ne l’avait reçue.