Scènes

Crest Jazz, la voix comme inspiration

Histoires de musiques et de musicien.ne.s au festival vocal de Crest.


Flux de sons, flux de voix : à Crest Jazz, certains exposent leur aujourd’hui.
Dans les airs des cristaux scintillent au rythme du vent, un immense chandelier se dresse au-dessus de nos têtes, des acrobates se jouent de l’apesanteur, dans les bougeoirs des musiciens soufflent de la musique de bal. Un lustre musical avance, les arts célestes de la compagnie Transe Express clôturent l’écoute des formes musicales du Crest Jazz Festival 2021.

Hors de l’habitude est le saut offert par la musique de Louise Jallu.

En quartet, Louise Jallu (bandonéon), Mathias Lévy (violon), Grégoire Letouvet (piano) et Alexandre Perrot (contrebasse) revisitent des tangos d’Astor Piazzolla. Dans chaque note du bandonéon nous pouvons suivre l’engagement musical de Louise Jallu. Son investissement en musique contemporaine s’entend, dans la musique elle déploie le langage de son instrument. La bandonéoniste a fait ses études musicales dans l’institution française de bandonéon et de tango : l’école nationale de musique de Gennevilliers dont Bernard Cavanna a été directeur (1987 à 2018). C’est avec lui qu’elle arrangera certaines pièces pour une nouvelle écoute des tangos de l’Argentin. « Écouter mais ne pas imiter la tradition de Piazzolla, il s’agit d’ouvrir cette dernière à notre monde actuel, de tendre les compositions de cet artiste vers le jazz et la musique contemporaine comme lui-même l’avait fait avec le tango traditionnel.  » L’artiste s’éloigne de l’objet qui a suscité son projet mais nous continuons, comme avec la musique de Piazzola, à être traversés par l’atmosphère sensuelle des tangos oblitérés par la violence du monde.

Louise Jallu photo C Charpenel

Sensible à la pluralité morphologique des écritures musicales, attentif aux mouvements de ses compositions, Emmanuel Scarpa joue en solo. Avec sa voix, sa batterie et ses percussions, le musicien expose la vulnérabilité de ses agencements. Il se risque dans le monde sensible des auditeurs à l’aide « d’altérations de sons » (onomatopées tribales, cymbales chinoises…). Sa logique n’est pas celle de s’écarter des musiques européennes, ni de se ranger dans la classe d’existence de l’accueil du monde. Le projet Might Brank conduit notre oreille dans une dynamique de créations morphologiques. Son ouverture est contagieuse, son déploiement contamine nos sens, nous éloignons notre mémoire et habitons son univers sonore.
« Ce solo est une évolution lente de tout ce que j’ai développé depuis 30 ans, le rock, le jazz, l’écriture de la musique classique… Cet éclectisme a fini par me jouer des tours, tous étaient très séparés puis à un moment il n’y a plus de barrière. Sollicité pour jouer en solo, j’avais une appréhension. Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce qui m’inspire ? La voix . Alors pour la première fois, j’ai écrit pour moi, j’ai instauré de nouveaux gestes, j’ai (ré)ouvert ma créativité à des techniques musicales. » « J’ai pris soin d’attacher la forme à l’équilibre, de moduler le son, de préparer mon instrument pour prolonger les possibles, pour laisser l’auditeur entrer dans les morceaux. » Ainsi le désir d’Emmanuel Scarpa précède son instrument. Il questionne les comment et fait surgir des possibilités de formes sonores qui s’offrent à l’auditeur comme la découverte de nouvelles sensations.

Un singulier excède les souvenirs, les nouages répétitifs et les mélodies, la forme musicale de Rouge nous ouvre aux mouvements des phrases qui avancent. Elles prennent leur temps, le temps de nous laisser entrer pour entendre, le temps de créer un espace pour immerger nos corps.
Madeleine Cazenave a composé au piano de manière intuitive, de l’improvisation elle répète jusqu’à en apprivoiser la construction. Le travail collectif a permis d’installer le son du groupe, progressivement Sylvain Diode à la contrebasse a placé ses lignes de basses puis Boris Louvet s’est posé (batteur, percussionniste). « La musique s’écrit et se fige un peu. » dit Madeleine Cazenave. Mais fixer une musique, n’est-ce pas aussi savoir en déployer la beauté ? Border ses mélanges de douceurs et de ferveurs, contenir ses forces épiées par le contrebassiste, ouvrir ses passages atténués par le batteur. Fixer une musique, serait-ce aussi laisser l’auditeur entendre la force de maintien dans et par le mouvement ?

Madeleine Cazenave, Rouge, photo C Charpenel

BAA BOX : Leïla Martial, Eric Perez et Pierre Tereygeol jouent leurs nouvelles musiques, ils chantent une idée du vivre. Libérant la musique de leur style BAA BOX, ils se dénudent, questionnent le comment et son vertige, nous découvrons alors BAA BOX.

Les trois musiciens travaillent ensemble depuis sept ans, les idées de chacun se diffusent, leurs sentiers se transforment. Petit à petit leurs voix, leurs matières sonores travaillent jusqu’à cette nouvelle forme musicale. « On va dans la justesse vocale. C’est fragile, ténu, le papier peut se déchirer ». Leïla Martial, chanteuse vocaliste, exprime un chemin de liberté, elle savoure « la dentelle et les détails d’une voix qui ne peut plus être écrasée par une batterie et une guitare électrique. » Pierre Tereygeol laisse donc sa guitare électrique, il se sépare de la continuité et renouvelle son espace. « Mon intention est proche de la musique de chambre. » Eric Perez n’est donc plus derrière sa batterie, il devient « bassiste vocal », j’ai « juste un tom », de plus en plus nu, «  je me rapproche des gens et de moi, comme un chemin de sincérité ».
En acoustique, sans retours, dans une proximité et une qualité de présence, l’intime d’une musique est un concert. La place publique du spectacle se transforme en un intérieur où lignes mélodiques, polyphoniques et harmoniques conversent. Leurs chants sont fluides et élancés, nous pouvons faire visage d’écoute, les rythmes sont de chair.

Léon Phal Quintet © Lydiane Ferreri

Léon Phal 5tet, sous la pluie une nappe sonore institue les sons des cuivres, les grooves se déploient, l’unité se compose en effets bouillonnants ou sucrés.

Pour le saxophoniste Léon Phal, le lien entre la musique debout et la musique savante produit sa forme musicale. Lors du premier confinement, le musicien compose bout par bout, en faisant il logifie, déploie une harmonie, crée des grooves, des univers, des boucles « sur lesquelles on décide : jouer ou ne pas jouer ? Intégrer une mélodie ou laisser défiler ? Permettre une transition ? Ouvrir à une autre liberté ?  »
« Nous avons travaillé cet album en télétravail, j’envoyais ma production au compte-gouttes, d’abord au batteur Arthur Allard puis au claviériste Gauthier Toux. Je gardais, je coupais puis je l’envoyais au contrebassiste Rémi Bouyssière.
Ainsi on finissait par avoir une bonne idée de ce qu’allait être la version finale. Avec le trompettiste Zacharie Ksyk, nous avons peaufiné les derniers arrangements en résidence, puis nous avons enregistré. L’enjeu est le swing, l’enthousiasme. 
 »
La musique de Léon Phal 5tet semble être une métaphore de la manière dont chacun accorde ou désaccorde son rythme dans une vie en commun. En cela il ne détonne pas du partir faire un tour à Crest Jazz festival. Car s’y rendre, c’est habiter un monde de différences, c’est risquer son attention et mesurer sa capacité à être écorchée par la confiscation de certaines formes au profit d’autres, c’est se déformer pour apprendre mais c’est aussi aimer revenir vers soi pour chanter sous une pluie d’août.