Portrait

Daunik Lazro, 40 ans d’explorations

Champ de révoltes


Daunik Lazro - Jazzdor 2015 © Michel Laborde

L’un des plus grands noms français de l’improvisation fête, en ce début de printemps, ses 71 ans et quarante de « carrière ». Le terme est inconvenant pour ce saxophoniste au jeu organique, explorateur des tréfonds, à l’alto et plus encore au baryton, tant son intégrité esthétique et politique lui a valu de rester un temps marginal au point de frôler l’ombre. Heureusement, grâce aux récents efforts de labels militants tels qu’Ayler Records [1], Dark Tree [2] [3], No Business Records [4] [5], et de programmateurs inspirés, c’est bien d’une remise en lumière attendue qu’il bénéficie.
« Acknowledgement » mérité.

Il a germé dans le sillon bleuté de Sidney Bechet puis de Charlie Parker, Eric Dolphy, Jimmy Lyons, John Coltrane et Albert Ayler. Il s’est déployé en parallèle de contemporains soufflants sortis, eux, de terres anglophones. Evan Parker, Joe McPhee et lui se sont pourtant entendus et compris. Leur rôles ont été complémentaires, leurs ambitions partagées. Innovateurs, ils sont allés au-delà d’une technique sèche, qui aurait pu figer public et musiciens, pour laisser affluer leur vision, leur art.

Bien sur, il est galvaudé de dire que ce saxophoniste décloisonne, que ce freejazz ouvre les portes de la perception, que le leader de Dourou fut un gourou ! Non. Ni prophète, ni donneur de leçons, Lazro profère comme d’autres professent, libère quand d’autres ordonnent. C’est la générosité qui gagne dans son jeu, dont la nature profonde est mise à nu. Elle est la clé d’une écoute facilitée.

Daunik Lazro © Michel Laborde

Son jazz, terme assumé, est celui d’un autodidacte. Il est certes passé entre les mains d’un stakhanoviste rythmicien, Saheb Sarbib, mais ensuite son langage propre a offert davantage qu’une émancipation du verbe. Il a fait voler en éclats la nécessité de poser cadre et grammaire et préféré l’urgence de dire, tracer et (dé)peindre. Coûte que coûte, il a montré les images d’une culture commune, large et accessible, en les déformant par la soumission à ses états d’âme. Écœuré par la politique, il a choisi l’expressionnisme – art qu’entre deux guerres un désaxé avait taxé de dégénéré – et trouvé des frères (Bolcato, Zingaro, Berrocal, Kessler, Pauvros) et des sœurs (Léandre et Nozati). Impayable.

L’abnégation, elle, par contre, se paie. A force de suivre sa ligne de conduite, il se retrouve un temps hors d’un circuit déjà étroit d’où on l’ostracise. Étranger. On pense alors à Camus. Un autre chantre de l’indiscipline, qui d’après Faulkner « disait que le seul rôle véritable de l’homme, né dans un monde absurde, était de vivre, d’avoir conscience de sa vie, de sa révolte, de sa liberté ». A la fois libre et phrasée, dénudée et composée, sa musique a vécu, s’est révoltée, puis, libérée, s’est déployée sur un immense champ des possibles.

Elle couvre cinq décennies, cinq repères, désormais. Five spot. Elle était évidente ; elle est devenue éminente. Défiant les érudits, les mémoires du jazz, les collectionneurs, elle a tout gobé et régurgité. Elle a été enregistrée sur disques tous formats, entendue à la radio [6] et même à la télé [7], avant que le jazz n’en soit chassé pour réapparaître sur les réseaux sociaux. Elle est revenue aux fondamentaux [8], sans nostalgie. Sabordant net l’envie de jubiler elle rappelle, dans l’avènement, que le pain reste sur la planche et que la soif est loin d’être étanchée.

J’ai pu voir Daunik Lazro se produire récemment lors d’une série de dates. Un solo très coltranien, aux trente ans du festival Jazzdor à Strasbourg. Puis, à nouveau dans l’improvisation et en quintet avec Joe McPhee au sein du projet The Bridge, et enfin avec Benjamin Duboc et Didier Lasserre, trio qui atteint régulièrement les plus beaux sommets d’écoute - et ce fut le cas le 24 février, au Vauban, à Brest. Ce 2 avril 2016 est l’occasion rêvée de trinquer pour saluer comme il se doit ce retour en grâce.
Bon anniversaire.

par Anne Yven // Publié le 3 avril 2016
P.-S. :

Discographie Sélective
Peter Kowald Daunik Lazro Annick Nozati - Instants Chavirés (Fou Records)
Daunik Lazro, Joëlle Léandre - Hasparren (NoBusiness Records)
Daunik Lazro Benjamin Duboc Didier Lasserre - Sens Radiants (Dark Tree)
Daunik Lazro Benjamin Duboc Didier Lasserre - Pourtant Les Cimes Des Arbres (Dark Tree)
Daunik Lazro - Zong Book (Emouvance)
Daunik Lazro - Some Other Zongs (Ayler Records)
Daunik Lazro Carlos Zíngaro Sakis Papadimitriou Jean Bolcato - Periferia (In Situ)
Joe McPhee Evan Parker Daunik Lazro (Vand’Oeuvre)
Michel Doneda / Daunik Lazro ‎– Général Gramofon (nato)
Daunik Lazro, George Lewis & Joelle Léandre • Enfances Rue Dunois 1984 (Hathut, à paraître)

[1Some Other Zongs, solo - Ayler records 2011

[2Pourtant les Cimes des Arbres avec Benjamin Duboc et Didier Lasserre - Dark Tree 2011

[3Sens Radiants avec Benjamin Duboc et Didier Lasserre - Dark Tree 2014

[4Curare avec Jean-François Pauvros et Roger Turner - No Business Records 2011

[5Hasparren avec Joëlle Léandre - No Business Records 2013

[6Solo de Daunik Lazro dans l’émission « A l’Improviste » d’Anne Montaron

[7En 1983, dans le cadre de l’émission « Mine de rien » produite par l’I.N.A., Guy Girard a filmé sept solos de sept improvisateurs rejouant « Marmaduke » de Charlie Parker.

[8Vieux Carré (Joe McPhee) - Lenka lente