Chronique

Didier Malherbe - Eric Löhrer

Nuit d’ombrelle

Didier Malherbe (doudouk, ss), Eric Löhrer (g)

Label / Distribution : Naive

On connaît la passion que Didier Malherbe éprouve depuis près de vingt ans pour le doudouk, instrument à vent originaire d’Arménie et chargé de la mémoire des hommes qui souffle depuis des siècles le velours de ses sons nostalgiques, souvent très émouvants.
Cette passion s’épanouit notamment au sein d’Hadouk Trio, réjouissant tant par la personnalité attachante de ses membres (Steve Shehan et Loy Ehrlich) que par son répertoire ethnicisant. On peut en goûter les charmes soyeux au long de sept albums publiés en une quinzaine d’années. Ce qu’on sait sans doute moins, c’est que loin d’imiter la musique arménienne qu’il aime, Malherbe s’est longtemps exercé à inventer son propre chant en interprétant au doudouk les standards de jazz qu’il jouait jadis au saxophone soprano, et y prend le même plaisir d’instrumentiste qu’avec le bansourî, autre vieille compagne en musique.

Didier Malherbe, aventurier et habitant historique de la planète Gong dont les extravagances cosmiques ont fait les beaux jours des années 70 et continuent à résonner aujourd’hui [1] – s’adonne ici à la relecture de standards et à son amour du jazz en un duo serein avec Eric Löhrer, autre voyageur de la musique dont le parcours protéiforme témoigne d’une curiosité de chaque instant. En effet, au-delà de ses incursions dans des univers musicaux aussi variés que la chanson, le rock, la soul ou la musique contemporaine, ce guitariste philosophe s’est illustré au sein de plusieurs formations (Trio Eric Löhrer, Open Air), ou aux côtés de personnalités très créatives (Andy Emler, Eric Le Lann, Julien Lourau [2]). En 1998, Löhrer enregistrait Evidence, un album acoustique en solo consacré à la musique de Monk. Un signe avant-coureur ?

Beau pedigree, donc, pour ces deux artistes ; mais n’allons pas imaginer sous cette Nuit d’ombrelle le rendez-vous de deux agitateurs qui, confrontant leurs démarches, provoqueraient un échauffement taquin de leurs molécules sonores. Au contraire, ce double disque s’apparente à une halte apaisée, une conversation tranquille au coin du feu entre deux amis en parfaite communion qui déroulent tranquillement le tapis velouté de leur chant et content leurs histoires communes sans élever la voix. La mer étale de leur musique n’en est pas moins séduisante, la texture enchanteresse du doudouk, dont Didier Malherbe joue sur la quasi-totalité des titres, se posant naturellement, en toute élégante délicatesse, sur la sérénité des notes égrenées discrètement par Löhrer. Rien de révolutionnaire - rien que le bonheur de (dé)jouer de belles mélodies entrées au Panthéon du jazz, et de les parer de nouvelles couleurs, dans un climat méditatif et intime.

Cependant, Nuit d’ombrelle est plus qu’un hommage humble et chaleureux ces thèmes éternels que sont « Cry Me A River », « ‘Round Midnight », « St James Infirmary », « Mood Indigo », « Monk’s Mood » ou « I Remember Clifford » [3]. Si le premier des deux CD, Jazz Songbook, propose une balade tranquille dans l’histoire du jazz, le second, Nuit d’ombrelle, se compose d’une courte suite de neuf improvisations dont le déroulement présente la même évidence : la musique coule, limpide et sans embardées. La juxtaposition des deux démarches n’est jamais artificielle, et traduit au plus près l’ambition des deux musiciens : avant tout nous faire comprendre d’où ils viennent, puis nous entraîner où bon leur semble, quelque part entre leurs rêves et notre réalité.

Nuit d’ombrelle est un disque attachant dont les douces teintes vespérales sont une incitation à la flânerie rêveuse. Difficile de ne pas se laisser séduire par ces dialogues complices : la pause amicale à laquelle ils nous convient est avant tout bienfaisante.

par Denis Desassis // Publié le 30 mai 2011

[1Le groupe a publié récemment un album réussi, 2032, qui réunit la plupart de ses membres historiques sous la houlette de Daevid Allen, dont Didier Malherbe… au doudouk !

[2À redécouvrir, deux disques passionnants, fruits de da collaboration avec Julien Lourau : Fire and Forget (Label Bleu).

[3Parmi lesquels Malherbe et Löhrer ont malicieusement glissé deux compositions originales.