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Edition du 23 avril 2024 // Citizenjazz.com / ISSN 2102-5487

Les dépêches

Disparition d’Yves Bleton, fondateur d’Agapes

Yves Bleton ? Lunaire, funambule, rieur.
Chaque concert, chaque représentation étaient comme un bon tour qu’il nous jouait. Une introduction au rêve, à la démolition systématique des frontières. Une invitation à tout remettre en question, surtout à se remettre en question. Parfois, on sentait la salle perplexe : ou deux musiciens exceptés, rien à se mettre sous la dent pour nous mettre sur la voie de l’expérience proposée.
C’est généralement à ce moment-là qu’il y allait de quelques mots d’introduction. Un peu comme chez le dentiste, en plus drôle : « Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer ».
Et de fait, Yves aura, tout au long de la vie d’Agapes, attiré sur scène des petites choses infimes, invraisemblables, sans prétention, de celles qui introduisent à l’éternité.

Dès le premier épisode, tout était dit. On se souvient encore de cette première fois où l’on a poussé la porte de la Rose des Vins, au cœur du cœur de Lyon, pour tomber sur un Yves enfin dans son royaume, lumineux, la vie devant soi. En 1986, pour situer. Il n’avait pas la tête de l’emploi. Mais pour expliquer que la culture se trouve autant dans trois croches de cornemuse que dans un fond de morgon à partir du moment où on les déguste ensemble, il n’avait pas son pareil.

Photo Jean-Claude Pennec

Bref, la Rose des Vins. Lieu décalé, assis sur une grande tradition (le premier Hot Club était né au sous-sol, une quarantaine d’années plus tôt). Antre choisi pour vivre son rêve : ouvrir un lieu propice à la musique, à toutes les musiques, improvisées, décalées, et aux musiciens qu’il aimait bien. Une âme de berger, mais pas seulement. Il offrait le vin (de chez lui) et une scène, et « Jouez jeunesse(s) ». Tout était dans l’élan. A sa façon, Yves assurait le trait d’union avec les fols espoirs soixante-huitards.

Bref, dans un Lyon gentiment ensommeillé, ce rêve éveillé est devenu réalité. Il suffisait presque de le dire. Du coup, beaucoup de jeunes musiciens, un peu empruntés, mais rassurés par le maître des lieux, s’y sont mis. Une fois, deux fois. Pour toujours.

A Villié-Morgon, Jean Méreu, Damien Sabatier, Rémy Gaudillat, Fred Roudet entre autres sont venus rappeler, le temps d’une jolie petite réunion avec sa famille, cette influence, et l’importance de savoir que quelque part… quelqu’un… De fait, durant 26 ans, Agapes et Yves ont été une magnifique invitation à jouer, à pousser la musique au-delà de ses formes ; une force qui donnait confiance aux musiciens, et en quelque sorte les révélait à eux-mêmes.

On dit souvent que Lyon et la région Rhône-Alpes sont un creuset pour le jazz. Après le Hot ou l’Arfi, et avec eux, Agapes est sans doute un des aiguillons qui auront fait beaucoup pour imposer ces musiques innovantes dans le milieu, et sur la scène jazz européenne. A ce jeu-là, il y a toujours un risque : parfois ça tombait à plat. Mais il y eut d’innombrables moments de magie, des petites sessions où plus rien d’autre ne comptait. Des assemblages de musiques qui ouvraient sur l’ailleurs, qui montraient que le jazz ne se figerait jamais, saurait toujours s’échapper vers un au-delà.

Malheureusement, Agapes a toujours rencontré mille difficultés pour mener à bien ses projets. Il en est sans doute ainsi de toutes les esthétiques alternatives qui laissent tomber la séduction immédiate.
Tout de même.
Récemment, Agapes avait perdu à Lyon son point d’ancrage, une salle où Yves et ses acolytes donnaient chaque mois rendez-vous à tout un petit monde. Qu’importe le décor. Restait l’ivresse. Entre la Rose des Vins, L’Elysée et la Salle Genton, la boucle était bouclée.
Tout s’était terminé à l’Amphi de l’Opéra de Lyon, où les mordus d’Agapes s’étaient retrouvés pour une soirée d’anthologie. Une soirée manifeste, « Radio Agapes » en devanture, pour dire que les musiques innovantes méritaient d’avoir leur place à Lyon, et une salle où s’épanouir. Qu’Agapes est bien un des trésors de la culture lyonnaise contemporaine, même si elle n’a pas pignon sur rue ou si peu.

Tout cela avait poussé Yves à se rapprocher de la petite salle lyonnaise qui monte, le Périscope, nouveau lieu de musique qui porte bien son nom, né en 2008 à l’ombre des prisons de Perrache, emmené par l’association Réseau et qui a pris aujourd’hui sa vitesse de croisière. Des préoccupations communes, des esthétiques convergentes, un même désir d’en découdre. Grâce à cela, Yves lançait dès cette année une première coproduction (Marc Ducret et Umlaut). Suivirent bien d’autres initiatives. Une quinzaine de concerts. Et tout fonctionna si bien que les deux petites mondes décidèrent d’aller plus loin en fusionnant : Agapes est désormais chez elle au Périscope.

Bref, le flambeau était transmis. Et c’est alors que Yves s’en est allé.