Scènes

Rymden ou le feu nordique

Échos de Nancy Jazz Pulsations # 5 - Lundi 14 octobre 2019, Théâtre de la Manufacture – Eran Har Even & Claire Parsons / Rymden.


Rymden © IDB

Eran Har Even & Claire Parsons © Jacky Joannès

Elle est luxembourgeoise, chante et joue des claviers qu’elle utilise aussi pour modifier sa voix. Il est israélien, habite Amsterdam et je vous avais parlé de ce guitariste attachant à l’occasion de l’album EL4CTRIC publié en quartet sous la houlette du pianiste lorrain Stéphane Escoms. L’association entre Claire Parsons et Eran Har Even est placée sous le signe de l’intimisme. Ici, pas d’effet de manches, le guitariste privilégiant la fluidité et le calme de son jeu à toute démonstration virtuose, pour mieux unir sa voix à celle de sa complice qui, de temps à autre, se lance dans un scat dont elle s’acquitte plutôt bien parce qu’elle sait ne pas céder à la tentation de l’exercice trop scolaire. Le duo joue sa propre musique mais s’autorise aussi des reprises : ainsi « Norwegian Wood » des Beatles ou un standard du jazz comme « You And The Night And The Music ». C’est une heure de musique qui passe avec douceur, comme une eau filant entre les doigts.

Bugge Wesseltoft (Rymden) © Jacky Joannès

On peut dire que ces trois-là sont attendus… Pensez donc : voilà une sorte d’union sacrée entre les représentants de ce qu’on nommait au début du XXIe siècle le « future jazz », mouvement musical en provenance de Scandinavie. Souvenons-nous : il y avait la New Conception du Norvégien Bugge Wesseltoft d’un côté, et de l’autre le trio du pianiste suédois Esbörn Svensson. Je vous épargne l’histoire de la disparition tragique de ce dernier pour en venir directement aux faits. Wesseltoft avait à cœur de travailler à nouveau dans le cadre d’un trio – mais comment être original avec une formule si éprouvée ? – et après une collaboration au sein de Trialogue avec le contrebassiste Dan Berglund, membre d’E.S.T., a germé en lui l’idée de reconstituer la paire rythmique d’une formation dont la course effrénée s’était arrêtée bien trop tôt. Magnus Öström (batteur d’EST, la boucle est bouclée) est entré dans la ronde, signant l’acte de naissance de Rymden (qui signifie « espace » en sudéois) au début de l’année 2018. Ce nouveau trio a publié voici quelques mois chez Jazzland (label créé par Wesseltoft) un premier disque : Reflections & Odysseys. Une réussite, soit dit en passant.

À l’exception de « New Song », une composition jouée pour la première fois à Nancy, c’est le répertoire de l’album qui constitue la matière première du concert à NJP. Et si la musique de Rymden possède en elle une part importante de l’essence du trio d’Esbjörn Svensson – une écriture complexe se déployant en longues progressions, le jeu brûlant de Dan Berglund et son recours fréquent à l’archet, la polyphonie des percussions de Magnus Öström – elle existe bien par elle-même. Là où E.S.T. semblait sonder les âmes par un travail d’introspection et de quête de soi, Rymden veut ouvrir en grand une fenêtre offrant une vue sur de larges espaces et prendre le temps de la contemplation. C’est là toute la personnalité de Bugge Wesseltoft qui s’exprime dans ce changement majeur. Son sens de l’épure, son minimalisme, sa capacité à modeler des formes changeantes à partir d’une ou deux notes, au piano comme au Fender Rhodes ou au synthétiseur, font merveille.

Le plaisir est double, c’est évident : la dramaturgie qu’on aimait tant chez E.S.T. est là, intacte mais Rymden trace son propre sillon, dans une narration plus sereine. Je ne peux cacher ici la forte vibration qui m’a parcouru tout au long du concert et que je devine dans un public très enthousiaste. Rymden est revenu pour un court rappel, une émotion réciproque entre musiciens et spectateurs s’est tissée pendant plus d’une heure et demie. Sans aucun doute, une nouvelle histoire nordique, très chaleureuse, commence.