Chronique

Eric Dolphy

Musical Prophet : The expanded 1963 New York Studio Sessions

Label / Distribution : Resonance Records

Il y a des vies comme ça, qui transcendent la marche ordonnée de l’existence et qui strient l’empreinte mémorielle collective de fils étoilés, laissant à jamais l’inexplicable inexpliqué.
Celle d’Eric Dolphy n’a pas livré tous les mystères ni les clés et il reste encore ce météore du jazz, à peine aperçu mais rayonnant toujours. Surnommé « le passeur », pour son rôle dans le tuilage du hard-bop vers le free jazz au début des années 1960, Eric Dolphy est celui qu’on reconnaît d’entrée grâce à un son très particulier, très serré, boisé, couinant ou strident selon les instruments (flûte, clarinette basse, saxophone alto). Ce son et la liberté d’aller improviser en dehors des clous font de lui ce musicien si étonnant, compagnon régulier de John Coltrane et Charles Mingus.
Dans sa courte carrière discographique [1], il a laissé quelques jalons personnels incontournables comme Outward Bound (1960), Iron Man (1963), Out to Lunch ! (1964).

Et comme toute histoire merveilleuse, le coffret de 3 cd (qui existe aussi en version vinyle) proposé ici connaît une naissance miraculeuse. Avant de partir pour ce qui sera sa dernière tournée (Eric Dolphy meurt brutalement à Berlin, en juin 1964), il confie une valise de bandes enregistrées à ses amis, pour la préserver en cas de problème.
Cette anticipation incroyable va effectivement permettre à ces bandes d’êtres conservées et versées à la Library of Congress. Il s’agit d’enregistrements réalisés en 1963 lors des séances en studio pour les albums Conversation et Iron Man. Ces deux disques ont été édités par Alan Douglas et ont déjà fait l’objet de rééditions sur CD, avec quelques ajouts divers.

Resonance propose donc la réédition des pistes mono (les pistes stéréo ont disparu) des deux albums, augmentés de pistes alternatives ou non éditées. Et c’est magnifique.
On y entend la conversation en duo avec le contrebassiste Richard Davis (dans deux versions de « Muses »), le poème musical (un inédit de 1964) « A Personal Statement - Jim Crow » et son étrange théâtralité et les pistes composées pour grand ensemble. En 1963, Eric Dolphy est en pleine possession de ses moyens expressifs et inventifs, la musique est en transition, entre un cadre encore tenu mais dont on sent déjà l’explosion à venir, comme une vitre fissurée.
Dans le livret en anglais, de nombreux témoins parlent d’Eric Dolphy et de ces enregistrements : les amis, des musiciens, des producteurs. De courts textes très instructifs qui éclairent le travail du compositeur, illustrés par de nombreuses photos.
Un travail remarquable qui donne un sens à la réédition et à l’archivage du patrimoine musical humain.

par Matthieu Jouan // Publié le 20 janvier 2019
P.-S. :

[1Vingt-sept disques sous son nom entre 1948 et 1964, dont six seulement édités de son vivant.