Ornette Coleman (1930 - 2015)
Quelques remarques sur l’œuvre et la pensée d’Ornette Coleman, récemment décédé.
Propos désordonnés sur l’œuvre et la pensée d’Ornette Coleman, récemment décédé. Ces lignes reprennent, avec quelques modifications, l’essentiel d’une chronique parue dans « Jazz Magazine » à l’occasion de l’édition en CD des œuvres du saxophoniste sur le label Atlantic.
Et commençons par l’harmolodie !
Elle pourrait bien n’être ni un concept au sens strict, ni un canular, mais un jeu de mots significatif de la position esthétique et éthique d’Ornette Coleman. On peut l’entendre comme la combinaison de l’harmonie et de la mélodie, c’est à dire comme l’affirmation d’une substance musicale unique dont les deux termes ne sont séparables que par la pensée, sans qu’il y corresponde rien dans le réel.
Les oreilles non averties, ou non éclairées, fonctionnent bien ainsi, sans savoir que derrière le déroulement manifeste du discours musical occidental se cachent des règles d’écriture assez compliquées qu’on ne peut transgresser qu’avec beaucoup de précautions. Nous conseillons d’ailleurs à ces mêmes oreilles de se tourner (!) vers les airs (les thèmes, les chansons comme dit justement Francis Marmande, pp. 219 et 220 du Dictionnaire du Jazz) d’Ornette Coleman : elles entendront bien « quelque chose d’autre », un dérapage, des glissades, mais elles ne pourront identifier avec certitude la cause de cette altérité. D’où quelques chances supplémentaires d’en saisir l’émotion, la fraîcheur, la spontanéité, le caractère dansant et joyeux.
Ce caractère, que F. Marmande met en évidence d’une façon vivifiante dans sa notice (op.cit.), était littéralement inaudible au tout début des années 60, au moins du côté de certaines sensibilités trop cultivées, ou trop savantes. Comment expliquer sinon qu’on puisse trouver, sous la plume d’un Lucien Malson pourtant peu suspect de préventions idéologiques, l’expression « assassiner la tendresse » [1] pour désigner la démarche d’Ornette comme reprise et radicalisation du projet parkérien ? Il y a dans « Peace », « Lonely Woman », « Ramblin’ », « I Heard It Over The Radio » (un inédit stupéfiant de beauté, un air qui vous poursuit longtemps), « Blues Connotation », « The Legend Of Bebop » et quelques autres, de quoi faire fi de cette réputation de dureté, ou de violence. Rien de plus retenu, au contraire, de plus délicatement linéaire, réfléchi, posé. Rien qui combine avec la plus étonnante vérité l’affirmation primordiale de la vie, du désir, de la joie et les modalités particulières de l’existence avec son cortège de solitudes et de passagères tristesses. C’est bien Ornette Coleman qui a osé dire que le blues n’avait rien de foncièrement noir ou sombre : et l’on retrouve l’esprit du blues (« Blues Connotation ») à chaque détour de la phrase, chez lui comme chez Don Cherry, mais aussi chez Haden, LaFaro, Garrison, Higgins et Blackwell. Mais laissons-le dire lui-même : « D’une manière générale, la musique que j’aime c’est la musique gaie. La musique, à mon sens, doit rendre heureux. Le blues lui même n’est pas triste par essence ». (Cahiers du Jazz, n°14 page 63).
To Be Ornette To Be : et la philosophie ?
Ornette Coleman est profondément spinoziste, et la philosophie de Spinoza pourrait se résoudre, en dernière analyse, en une musique d’inspiration colemanienne. On a déjà vu que l’affirmation de l’unicité de la substance musicale n’était pas sans faire écho au Deus sive natura du penseur juif hollandais. Lequel, soit dit en passant pour des lecteurs à la fois non avertis et non prévenus (c’est à dire sans prévention) s’est vu successivement : agressé physiquement pour ses idées, excommunié sans espoir de retour (rarissime), poursuivi pour des livres qu’il n’éditait même pas de peur de les voir brûler, et finalement accusé d’athéisme alors que Dieu figure à la première et à la dernière ligne de son ouvrage central : L’Éthique. Il y a plus d’un lien entre le polisseur de lunettes du XVIIè, seulement soucieux de vérité et de liberté, et le saxophoniste par qui le scandale arrivait à son corps défendant, ici chargé d’incarner la laideur (!), ce qu’il fit sans doute de belle manière avec sa gentillesse coutumière, là violenté dans son corps et dans son organe, saxophone écrasé — ce n’était que du plastique, il est vrai…
Dans les deux cas de figure, une même tranquillité d’énonciation, mais aussi une même certitude que rien ne doit venir, de l’extérieur, freiner les aspirations du désir (essence de l’homme) et des passions joyeuses. La tristesse ainsi mise au rancart en même temps que la bêtise ne va jamais sans produire quelques réactions du côté de ceux, maîtres ou esclaves, qui en font le support de leur assez pitoyable existence. Il y a même une politique d’Ornette Coleman qui pourrait rappeler certaines thèses de l’auteur du Traité des Autorités Politiques. Beauty Is A Rare Thing : « Si, il est vrai, la voie que je viens d’indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver. Et cela certes doit être ardu, qui se trouve si rarement. Car comment serait-il possible, si le salut était là, à notre portée, et qu’on pût le trouver sans grande peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est très précieux est aussi difficile que rare » [2]
Et le bop, là-dedans ?
Le rapport de la musique d’Ornette Coleman, particulièrement en ses années d’origine (1957-1960), avec le bop, permet d’éclairer concrètement ce que nous venons d’indiquer. D’abord, à l’évidence, la phraséologie bop y est rejouée sous une forme mimétique qui ne va pas sans douce ironie : exposé des thèmes à l’unisson alto-sax / trompette, recours à de grands écarts mélodiques, apparente « torture » du discours musical. Mais tout cela d’un trait léger, comme s’il s’agissait surtout d’évoquer sans reproduire, sans appuyer. Un dessin rapide, vif, empli d’humour et de tendresse (on y revient), quasi brusqué « pour que (la) force d’insurrection (de Parker) ne s’abîme pas dans l’académisme des disciples » (Marmande, op.cit., p. 220).
Belle leçon pour aujourd’hui ! Et combien de Salieri vont encore ourdir leur ténébreux complots de savants tristes à l’égard des quelques Mozart qui pourraient surgir ici ou là ! L’époque connut quelques vives réactions, celle d’un Lou Donaldson, par exemple (pour ne rien dire d’un certain nombre d’autres, plus célèbres…) : « Cannonball, nous avons étudié pendant des années la technique musicale, comment jouer dans le ton, comment construire des phrases qui swinguent, etc. et voici qu’arrive Ornette Coleman qui joue comme nous le faisions avant d’avoir passé des années à apprendre à ne plus jouer ainsi… » [3]
Bien sûr. Il est toujours rageant de voir la beauté, qui est une chose rare, sortir de doigts moins expérimentés que les siens propres. Mais c’est aussi l’une des grandeurs du jazz que d’avoir donné sa chance à l’expression, voire à certaines formes d’innocence ou de musiques natives. Pour Ornette, l’affaire était claire : quand on a exposé le thème, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on fait pour ne pas tomber dans les oubliettes fermées par les grilles de l’harmonie ? Qu’est-ce qu’on fait pour donner sa chance à l’invention mélodique pure, celle qui trouvera un chemin constamment neuf, changeant, mouvant, et qui fera de chaque note, dans son lien à la précédente, un monde ouvert sur la totalité des expressions possibles ? Et comment le fait-on ensemble, collectivement ?
Sur cette voie, seuls Lester Young et Lennie Tristano avaient, en quelques occasions, montré la voie. Voie très aride, et qui suppose un travail monumental, en amont et en aval de chaque « exécution ». Les déclarations de Don Cherry sont, à cet égard, absolument claires, et elles auraient dû rassurer Lou Donaldson et les autres : la liberté, pour ne pas sombrer dans le chaos, est la plus exigeante des maîtresses : ce n’est pas seulement demain qui est la question, mais aussi bien maintenant, et l’instant qui va suivre. Un problème qui fut central chez Miles Davis, et qu’Ornette Coleman a su poser dans toute sa rigueur logique, et harmolodique. Le monde où les hommes sont libres n’est ni harmonique, ni harmonieux : il est harmolodique. Il est temps d’y venir.
Politique d’Ornette Coleman
Vivre en homme libre dans un monde en paix, et réciproquement. Cette formule (de la sagesse) nous paraît aujourd’hui si peu de saison qu’on oserait à peine l’écrire, ou la prononcer. C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit, même si le marché mondial galope plus vite que nos consciences, et au rythme d’une inconscience qui pourrait bien coûter cher, un jour. Projet simple renvoyé aux calendes, mais dont la réalisation dans l’art ne saurait attendre : nous avons vu qu’Ornette y était engagé tout entier. « Free Jazz » est le produit le plus risqué en cette voie, tentative dont il savait la difficulté, et dont Gunther Schuller rend compte dans ses notes de pochette, traduites dans le n°6 des Cahiers du Jazz, pp. 85 à 89.
Car l’équilibre (à vrai dire miraculeux) du quartette originel, qui perdure et même se renforce lorsqu’Ed Blackwell vient se substituer à Billy Higgins, pouvait se rompre avec l’introduction de Scott LaFaro (plus savant que Haden, un peu moins de poids dans les notes), d’Eric Dolphy, et de Freddie Hubbard. De fait, c’est bien l’œuvre la plus difficile du coffret, la seule qui exige plusieurs écoutes avant de se livrer. Comme si la violence faite aux intrus de se conformer au plan exigeant de l’harmolodie avait produit d’abord un registre de protestation et de refus, avant de donner les extases qui viennent bien plus, du coup, des deux contrebassistes et des drummers.
Faux manifeste du « free jazz », cette œuvre striée, croisée, filamenteuse et drue, montre en négatif le monde dont elle procède. Mais, exemplaire aussi, elle indique la voie par où surgiront, de ce style, toutes les grandes réussites. Savoir : la force du travail en commun, l’exigence de l’écoute et l’acceptation du cri comme condition du silence. Presque totalement inscrite sur le versant de la vérité, elle ne pouvait produire qu’un savoir minimum. Et pourtant toute une génération de musiciens en ont fait leur profit, et cela dure encore.
Bibliographie :
- Joachim-Ernst Berendt : Le grand livre du jazz, éditions Rocher,1986, pp. 129 à 146.
- Cahiers du Jazz, numéro 6 pp. 81 à 89 et numéro 14 pp. 60 à 67.
- Philippe Carles/Jean-Louis Comolli : Free Jazz, Black Power, Champ Libre, 1971.
- Gilles Deleuze : Spinoza. Philosophie pratique, éditions de Minuit, 1981.
- Michel-Claude Jalard : Le jazz est-il encore possible ?, Ed. Parenthèses / Epistrophy, 1986. Les pp. 92 à 102 comportent une analyse de la période évoquée ici. Elles conservent tout leur poids de vérité et de justesse.
- Lucien Malson, Des musiques de Jazz, éditions Parenthèses / Epistrophy, 1983, pp.137 à 140.
- Francis Marmande : notice « Ornette Coleman » in Dictionnaire du Jazz, dirigé par Philippe Carles, André Clergeat et Jean-Louis Comolli, Robert Laffont, 1988, pp. 218 à 220.
- Jean-Pierre Moussaron : Feu le Free ?, Belin, 1990.