Entretien

Eric Legnini

Entretien à l’occasion de la sortie de l’album Miss Soul

Eric Legnini est depuis quelques années un des pianistes qui font le bonheur des musiciens parisiens. Sideman dont la réputation n’est plus à faire, arrangeur et producteur de talent, Eric sort enfin son album en ’leader’, initialement prévu il y a quelques années chez ‘Blue Note’. Legnini en a profité pour affirmer encore sa personnalité. ‘Miss Soul’ est sorti en ce début d’année sur ‘Label Bleu’. Entretien avec le pianiste.

  • Question que tout le monde se pose : pourquoi avoir attendu si longtemps avant de sortir un disque en leader ?

C’est un peu un choix de ma part. J’avais envie de prendre mon temps pour préparer quelque chose de suffisamment intéressant à mon goût et puis pour le défendre. Ensuite, c’est par manque de temps. J’ai passé une bonne dizaine d’années à accompagner pas mal de gens. Et c’était bien car par ces rencontres, je me suis imprégné de la musique des autres. La servir, la défendre, c’était important pour moi.

Et puis il y a avait beaucoup de projets ‘hors jazz’. Beaucoup de temps en studio. À réaliser des albums. J’ai eu la chance et l’honneur de réaliser le dernier album de Claude Nougaro. Ça ne se prend pas à la légère. Ensuite, il y a eu beaucoup de productions ‘Hip-Hop’. Ça reflète aussi tout mon univers musical, l’air de rien, c’est proche de la chanson, de la voix….

  • C’est arrivé comment, ça ?

En 1988, à New York, quand le Hip Hop à démarré avec Public Enemy. Cette musique ne m’a plus quitté depuis. Mais à l’école, personne n’écoutait du jazz bien sûr. Ils écoutaient Snoop, U2… J’ai toujours bien aimé ça aussi. J’écoutais ça avec mes potes. C’est une manière aussi de se protéger. Ne pas être le petit intello qui écoute du jazz. J’ai toujours été attiré par ce genre de musique à l’esthétique radicalement différente…

  • Et en plus tu as beaucoup travaillé avec Di Battista, Belmondo, Boltro… ?

Oui. Et avec Stefano, ça a vraiment éclaté. On a fait toute l’Europe. D’abord en quintet avec Flavio et puis en quartet sans lui. Ce qui veut dire que je jouais aussi dans le quartet de Flavio Boltro en plus de celui de Stefano. Et puis il y avait Stéphane Belmondo que je connaissais depuis des années et avec qui ça a repris. On a fait Wonderland puis Hymne au Soleil. On a repris la route. Ce qui me laissait peu de temps pour moi, tu vois… Alors quand tu veux sortir ton propre album, il faut savoir ce que tu as vraiment envie de faire. Ça ne se décide pas sur un coup de tête. Il faut du temps pour mener ton projet à bien.

  • Ce Miss Soul, est le même qui devait sortir chez Blue Note il y a quatre ou cinq ans ?

J’ai tout repris à zéro. À l’exception de deux morceaux. « Miss Soul » d’abord, car j’aimais aussi le titre. Le côté féminin qu’il y a dans la soul. Le côté sensuel. Roberta Flack, Aretha Franklin, je suis fan… Depuis quatre ans, j’avais envie de cet esprit. J’ai persévéré. Je pensais pouvoir faire quelque chose de vraiment personnel. Trouver mon son, mon univers… Avec ce disque, le fil conducteur c’est Phineas Newborn. Tous les morceaux sont des morceaux à lui ou bien des standards qu’il a joués. Mais certains sont joués par moi de manière radicalement différente. « For All We Know » qui est une balade qu’il joue, j’en ai fait une version à l’opposé de la sienne. Je ne voulais pas d’un disque passéiste. Je voulais un truc personnel.

  • Il y a d’ailleurs un groove particulier. Un ’son’. Tu as trouvé un chemin à toi parmi le jazz européen actuel parfois un peu ’intello’… ?

Disons que pour moi, c’est une obsession : ‘sonner actuel’. Prends par exemple le morceau « Joga » de Björk, je voulais qu’il trouve sa place dans l’album. Par rapport aux standards, qui sont souvent des airs populaires des années ’20 ou ’30 , je voulais proposer un morceau que les jeunes pouvaient connaître. Et Björk représente pour moi une artiste phare des années ’90. J’ai toujours aimé sa voix. La difficulté était de l’intégrer dans l’album…

Eric Legnini © P. Audoux/www.vues-sur-scenes.com
  • On sent justement une petite différence dans la manière de la jouer, de l’arranger. C’est peut-être moins… Soul ?

C’est un peu voulu. La mélodie amène ça. Mais ici, il y a une certaine filiation avec « All We Know » ou « La Strada », donc ça se justifie. Et ça s’intègre bien dans l’album.

  • « La Strada » justement, est dans un esprit plus ‘italien’…

Tout à fait. Moi, j’adore aussi Nino Rota - mais je ne veux pas me comparer à lui - ou le cinéma italien…

  • On retrouve ce ‘pétillement’, ce groove, cette joie dans la « Strada » mais aussi dans tout l’album. C’est concis, direct. On rentre tout de suite dans le vif du sujet et on ne s’éternise pas non plus.

C’est ça que je voulais. Pour moi, le jazz doit être festif. C’est ce qui est important pour moi. C’est ce que la musique doit dégager - pas tout le temps bien sûr. Mais j’aime ça. La musique pour danser, pour faire la fête. La musique plus « cérébrale » ou plus romantique, certains musiciens font ça avec brio. Et c’est très bien, j’aime ça aussi. Mais ce n’est pas ma priorité. Ce n’est pas comme ça que je ressens la musique. Avec ce que j’écoute : le hip hop, la soul, le boogaloo, il y a toujours de la danse. Ça bouge. J’y suis très sensible.

  • Même sur les balades, on sent ce « swing ». C’est flagrant sur certains morceaux, où la main gauche est tellement habile qu’on se demande si tu as encore besoin d’un bassiste…

(rire) On a toujours besoin d’un bassiste. Mais j’ai eu l’habitude de jouer souvent seul… Et je n’ai jamais travaillé dans le sens : « aujourd’hui je travaille comme si j’étais en trio… ou en solo, ou avec un bassiste ». J’ai toujours essayé de jouer d’une même manière. En tâchant de m’adapter aux différentes formations, en changeant quelques petites choses suivant les situations. En trio, par exemple, je ne joue pas autrement qu’en solo. Je garde ma personnalité.

  • C’est peut-être la raison de ton succès ? La raison pour laquelle tout le monde s’arrache Eric Legnini à Paris ?

J’adore accompagner, servir et me fondre dans un groupe. C’est peut-être ça qui est rare car il y a quand même pas mal d’égos dans la musique. Et dans le jazz. Mais pour moi, ça reste une musique d’échange et de partage. Et j’ai déjà tellement appris en jouant avec les autres…

  • Justement, ça influence ton jeu de jouer avec Di Battista par exemple ? Il te demandait de jouer de telle ou telle façon ?

Les groupes dont je faisais partie étaient toujours à la recherche d’originalité. Pas pour être « original » à tout prix, mais pour trouver son style. Pour s’approprier sa propre musique. Avec Stefano, c’était sa musique. Par contre, quand on reprenait des standards on essayait de s’approprier quelque chose. Comme lorsqu’on a joué avec Vince Mendoza par exemple…

Pour mon disque, je suis assez satisfait du résultat. On perçoit assez rapidement, comme tu le disais, l’essence de ce qu’on veut donner. Ça ne prend pas dix minutes pour arriver au thème. C’est peut-être aussi à cause de mon parcours en studio. De réalisateur. J’ai appris à garder de la distance et savoir comment réaliser ce qu’on a envie d’entendre… Et puis avec Franck Agulhon et Rosario…

Eric Legnini © P. Audoux/www.vues-sur-scenes.com
  • Ce trio s’est formé naturellement je suppose ?

Oui, et en plus, comme il y avait longtemps que je n’avais rien fait, le choix d’une formule en trio était évident pour un pianiste. Mais, comme le fil conducteur était Newborn, je n’avais pas envie qu’on me compare à lui. Car ce type est monstrueux. C’est un génie du piano - trop peu connu d’ailleurs. Quand on écoute ses disques, c’est de la folie. Pour moi, c’est un très grand. On ne se rend pas compte de tout ce qu’il a apporté.

  • Oui, techniquement aussi c’est impressionnant.

Oui. Et je n’avais vraiment pas envie qu’on me compare à lui bien sûr. Par contre je voulais me servir de l’amour qu’il y a dans sa musique. Et me l’approprier, en quelque sorte. Donc, en studio, j’avais le souci de mener le trio comme je voulais l’entendre. Je savais très bien, en tout cas, ce que je ne voulais pas entendre…

  • Ça aidait de jouer avec des musiciens que tu connais super bien…

Oui. Mais il y a quand même le jeune bassiste Matthias Allamane qui a une culture un peu différente de Rosario. C’est plus ouvert. Dans un style plus proche de Larry Grenadier. Une manière plus ouverte de jouer. Différente de ce que peut proposer Rosario. Mais Rosario c’est l’idéal pour plein de morceaux. On joue ensemble depuis le début et j’aime sa façon de jouer. C’est un personnage unique. Il a une manière d’oser les choses. Il fait des choses uniques. Mais pour certains autres morceaux, j’avais besoin de Matthias. Pour changer de « son »…

  • Pourquoi un morceau caché en fin d’album ?

Le « ghost track », au départ c’était l’intro de « La Strada ». Puis je me suis rendu compte que ça n’allait pas avec le morceau. C’était un peu redondant. On l’a sucré. Sans remords. Mais comme j’aimais bien ce thème, j’avais envie de la garder quelque part. Je me suis dit qu’on pouvait le mettre en fin d’album. Le temps de s’apercevoir qu’il y a encore un morceau, il est fini. C’est tellement court. C’est anecdotique.

  • On parle beaucoup de Newborn, mais il y a aussi du Horace Silver, ou Les McCann, non ?

Oui, c’est clair. J’aime ce genre de filiation. Sur les morceaux ‘boogaloo’ on sent l’influence de Les McCann ou de Ray Bryant. Et j’ai toujours adoré Horace Silver. Sa main gauche, sa manière bien précise de jouer… J’aime beaucoup. C’est la même famille de pianistes. D’où ce titre, « Horace Vorace ». C’est la même esthétique. C’est un bon exemple ce morceau, d’ailleurs. C’est peut-être un morceau sur lequel je joue de façon assez moderne. Et c’est la preuve que tu peux t’inspirer d’un pianiste-clé des années ‘50/‘60 et en faire quelque chose de très différent. Très actuel.

  • Mais tout est assez « moderne » dans ce disque, même si il y a un respect de la tradition, le son et les arrangements sont très actuels.

C’est ma manière de phraser. Je n’ai rien changé dans mon jeu. C’est plus ‘pop’ dans la démarche avec « Joga », c’est sûr. « For All We Know » est un morceau que j’adore car c’est un standard que j’arrive à faire sonner « actuel ». À en faire une sorte de chanson aussi…

  • Ça ne te dérangerait pas si quelqu’un chantait sur ce disque, non ?

Ça me plairait bien, oui. Depuis douze ans, ça me travaille aussi. C’est vrai que j’aime la voix, le chant. Quand je reparle de ça, je pense à ma maman qui était chanteuse classique. J’ai grandi avec Puccini, l’opéra, etc… Et ma mère aimait aussi les Negro Spirituals. J’adorais ces morceaux-là.

Ce qui a été un déclencheur aussi, c’est Donnie Hathaway, il y a 7 ou 8 ans. Je me suis dit :‘c’est ça que j’aime’. J’ai ressorti de vieux vinyles, j’ai rencontré Alain Jean-Marie à Paris et Dado Moroni qui connaissent ça par cœur. Ce sont eux qui m’ont fait découvrir Les McCann… Par contre, Newborn, c’était à New York. J’avais 18 ans et là-bas, tout le monde parlait de lui. Un pianiste devait connaître Newborn, sinon c’était un ringard ! C’est cette authenticité que j’aime et qui m’a fait réfléchir, m’a fait évoluer. Newborn possède ce côté virtuose et brillant, mais en plus, il a ce que peu ont : le côté blues, le gospel. Je suis donc imprégné de cet univers et j’essaie de ma l’approprier.
J’espère y réussir un peu…