Chronique

John Wain

Et frappe le père à mort

Label / Distribution : Editions du Typhon (10/18)

Et si les meilleurs écrits sur le jazz étaient les romans ? Cette forme littéraire offre l’avantage d’accéder à la psyché des personnages mis en scène par les auteurs et permet d’éclairer, à partir d’une connaissance intime de leur univers quotidien, leurs velléités créatrices lorsqu’il est question d’artistes. La quatrième de couverture indique : « Après une énième dispute avec son père - un universitaire à la vie austère -, Jeremy fugue et arpente un Londres ravagé par les bombardements nazis. Seul et fauché, révolté contre un monde qu’il juge étriqué, il survit grâce à sa passion pour la musique. Vissé à son piano dans un bar enfumé, Jeremy réchauffe les nuits glacées des êtres brisés tout en rêvant de devenir un grand pianiste. Un soir, il fait la connaissance de Percy, un jazzman noir américain. Un rencontre qui bouleverse son existence... mais cette existence sera-t-elle comprise par son père pétri de certitudes ? »

John Wain, un auteur jazzfan

L’auteur, le Britannique John Wain (1925-1994), romancier, poète et critique littéraire prolifique, fut apparenté au mouvement littéraire des « Angry Young Men », ces écrivains qui renouvelèrent la littérature anglo-saxonne par leur description, sur un ton cru et réaliste, des cultures que l’on qualifierait d’underground de nos jours, mettant en scène des anti-héros faisant fi des conventions sociales - ce fut le cas, notamment, des romans de l’immense Alan Sillitoe. Mais alors que ce dernier faisait évoluer les protagonistes de ses intrigues dans une culture rock’n’roll et prolétaire, l’auteur de « And Strike the Father Dead » (titre inspiré de Shakespeare, who else ?) construit son roman dans un conflit entre l’univers poisseux d’une culture victorienne qui sent le renfermé et la renaissance du jazz en Europe dans l’après-guerre (avec une incursion dans le Paris existentialiste de l’époque). Wain était, semble-t-il, fin connaisseur du swing manouche et du middle-jazz. Il devint ami avec le trompettiste Bill Coleman (1904-1981, ce dernier étant parmi les inspirateurs de Jazz in Marciac à la fin de sa vie) et commit des émissions sur le jazz pour la BBC dans les années quatre-vingts [1].

Ce roman choral, qui donne à entendre les points de vue des différents personnages (leurs conflits internes et familiaux notamment), en plus d’être un chef-d’œuvre littéraire, est une ode à la créativité émancipatrice du jazz . Il fait étrangement écho aux arguments développés par Francis Newton (alias Eric Hobsbawm, le grand historien marxiste britannique, 1917-2012) selon qui, si le jazz ne pouvait se déployer pleinement en Grande-Bretagne, c’était justement du fait des pesanteurs d’une société corsetée par l’aristocratisme, qui rabaissait trop souvent les musiciens au statut de domestiques. Newton, fou de jazz, dut écrire ses chroniques pour le New Statesman sous un nom d’emprunt, tant cela aurait pu faire tache dans sa carrière universitaire. Ses chroniques, écrites entre 1955 et 1965 et rassemblées dans « The Jazz Scene » [2], dénonçaient le sort réservé au jazz par la société britannique, tout en chantant les louanges des musiciens américains de passage (et aussi en vouant aux gémonies le « British ban » qui restreignit les conditions d’accès de ces derniers au territoire de ce qu’il convient bien d’appeler, pour le coup, la perfide Albion, entre 1934 et 1955).

Percy, le bon génie

D’un musicien américain, il est bien question dans le roman de Wain. Mentor musical de Jeremy, Percy joue du trombone à piston, dont l’auteur nous révèle qu’il sonne comme une « trompette grave » et permet de belles modulations. Cet instrument est rare dans l’histoire du jazz : Kid Ory (1886-1973) parfois s’en saisissait, Juan Tizol (1900-1984), le compositeur de « Caravan », dans l’orchestre de Duke Ellington déployait des chorus largement pré-écrits, Bob Brookmeyer (1929-2011) en fit son miel dans le courant « West Coast » aux côtés de Gerry Mulligan notamment. Le choix d’un tel instrument par l’auteur serait-il dû aux sensibilités chromatiques qu’il autorise et, par là, au désir de nourrir le roman de velléités mélodiques ? Les descriptions des sessions musicales entre le tromboniste et le pianiste le laissent penser. Toujours est-il qu’aucun de ces musiciens ne peut être le modèle du personnage de Percy : ce dernier est en Europe avec les troupes américaines… à la limite, dans la réalité chronologique, Juan Tizol aurait pu inspirer Wain mais on se souvient de ses réflexions racistes récurrentes qui lui valurent une tentative de correction par Charles Mingus (qu’Ellington vira de l’orchestre pour avoir voulu lui administrer une raclée). Et puis il était trop âgé pour servir sous les drapeaux.

Percy, c’est le bon génie de l’histoire finalement. Celui par qui Jeremy va affirmer son identité de jazzman et, également, se comporter comme un héros antiraciste (car ce roman est aussi une ode au multiculturalisme). Concernant le compagnonnage de musiciens anglais avec des musiciens afro-américains, on sait que Sidney Bechet tapa le bœuf dans la capitale britannique au mitan des années trente. Quant à une inspiration romanesque qui aurait pu provenir d’authentiques musiciens noirs britanniques, on peut penser aux immigrés caribéens, après tout sujets de l’empire, tel le pianiste jamaïcain Ken « Snakehips » Johnson que son père envoya dans la métropole coloniale pour en faire un médecin, qui se dédia au jazz corps et âme, et qui mourut sur scène lors d’un bombardement du blitz en 1941 (il devait son surnom « hanches de serpent » à ses talents de danseur professionnel).

C’est grâce à ces migrants, dans tous les cas, que le British jazz embrassa partiellement le bebop d’une manière confidentielle certes, dans cette Angleterre raciste qu’abhorre le héros. Citons ici le saxophoniste Joe Harriot, qui, si l’on en croit le saxophoniste rappeur Soweto Kinch [3], devait semer les graines du jazz anglais actuel à travers ses expérimentations free, sans perdre de vue ses racines jamaïcaines (Harriot avait usé ses fonds de culotte sur les bancs de l’Alpha Boys School de Kingston, aux côtés des futurs Skatalites, les fondateurs du ska et du reggae). On conçoit que, de même que le jazz débarqua en Europe lors de l’entrée en guerre des Etats-Unis, en 1917, avec l’orchestre des Harlem Hellfighters dirigé par James Reese Europe, de même le bop était dans les esprits des musiciens qui faisaient partie des troupes américaines stationnées dans les bases militaires sur le sol anglais.

Las, l’histoire officielle, blanche donc, retient le nom du saxophoniste alto Art Pepper (1925-1982) qui, paraît-il, se lançait dans des improvisations incendiaires dans le big-band au sein duquel il officiait. Pourtant, il semble que se soient effectivement nouées des relations affinitaires entre migrants caribéens volontaires dans les troupes britanniques (les autorités impériales leur avaient fait miroiter l’indépendance) et troufions blacks (l’état-major US faisait de vagues promesses d’abolition de la ségrégation) : la musique était pour ces exclus racisés un moyen de se retrouver dans un même désir d’émancipation. Les codes du be-bop, tellement novateurs, avaient quelque chose du jive, ce langage du ghetto que les blancs ignoraient. Il est plausible que quelque marine noir ait trimballé son biniou dans son paquetage et, qu’à l’occasion d’une permission, il soit allé administrer une sévère raclée de jazz à quelques jeunes zazous angliches, dans quelque pub encore debout au milieu des décombres du blitz. Parmi ces blancs-becs, il aurait pu y en avoir un comme le héros du roman.

Jeremy, le héros tragique

Jeremy, justement. Quel pianiste aurait pu servir de modèle dans la réalité pour en construire le rôle (le roman prend des aspects théâtraux par sa construction chorale et sa mise en scène des décors du Londres et du Paris d’après-guerre) ? Wain évoque l’évolution de son style, du stride façon Fats Waller (qui se rendit en Angleterre comme « artiste de variétés »), à un langage plus moderne, sans jamais citer aucune référence du monde réel. Dans une Angleterre qui a été coupée du be-bop, à cause du stupide « British ban » précédemment évoqué, nombre de musiciens se cantonnaient alors dans le répertoire « vieux style ». George Shearing (1919-2011, compositeur entre autres de « Lullaby of Birdland ») aurait pu être une inspiration pour l’auteur. A fortiori parce qu’il a joué avec Stéphane Grappelli pendant la guerre - rappelons-le, l’auteur est un fan de Django Reinhardt et consorts, et l’on se plaît à penser qu’il aurait pu assister à quelques-unes de ces sessions entre deux bombardements allemands. Mais aussi parce qu’il révérait le répertoire classique (Wain décrit les heures passées par son héros à travailler son instrument à partir des œuvres classiques au domicile familial). Las, bien qu’anobli à la fin de sa vie, le pianiste aveugle provenait d’un milieu prolétaire (son père était livreur de charbon, sa mère femme de ménage à British Rail), alors que le père de Jeremy est un professeur de lettres classiques tout ce qu’il y a d’honorable et faux-cul (enfin, en partie…), et Shearing fit l’essentiel de sa carrière aux États-Unis - où Jeremy manque de se rendre mais…. En outre, Shearing n’a guère eu à pâtir de la concurrence du rock (analysée d’ailleurs par Newton/Hobsbawm) dans sa carrière comme c’est le cas pour le héros du roman qui tente un come-back, paradoxalement plein d’espoir, dans des pages empreintes d’une douce mélancolie à la fin du livre.

Il est donc ardu de trouver des enregistrements d’un pianiste qui pourrait rappeler le style du personnage principal. On pourrait rapprocher le personnage de Jeremy d’un Ralph Sharon, bopper british qui, lui, fit carrière aux Etats-Unis, jusqu’à devenir intime d’un Tony Bennett - ce dernier réalisa même son portrait ! [4]. Mais, concernant le bop vraiment britannique, resté confiné dans son île, le nom d’un Tommy Pollard pourrait être une piste. Or sa carrière fut si confidentielle qu’il n’en reste guère de traces discographiques sous son nom propre (même sa famille a perdu ses disques). Il sidérait ses compagnons musiciens par sa capacité à restituer l’idiome de Charlie Parker, paraît-il (il était aussi vibraphoniste). C’était aussi un foutu junkie [5]. Il fut compagnon de jeu du saxophoniste Ronnie Scott (figure tutélaire du jazz londonien, fondateur du club éponyme qui, bien qu’ayant déménagé de son emplacement originel, existe encore). Certainement croisa-t-il la route de son contemporain, le pianiste Victor Feldman (1934-1987). Le vibraphone présent sur le plateau d’une émission télé de la BBC de 1965 pourrait être une évocation fantomatique de sa présence. Et le jeu du pianiste, qui se fourvoya plus tard dans le show-business (après avoir collaboré avec Cannonball Adderley et Miles Davis, tout de même) est ce qui pourrait le plus se rapprocher du style du héros romanesque, qui, lui, ne cède aucunement aux sirènes commerciales, restant fidèle à son amour du jazz et de ses promesses d’émancipation.

Après tout, l’essentiel d’un grand roman ne réside-t-il pas dans sa capacité à nous faire rêver ? Avec une méchante (sur)dose de jazz ici. Un roman initialement paru en 1962, édité pour la première fois en français par les Editions du Typhon en 2018 et désormais disponible en poche (10/18), Prix mémorable 2019 décerné par le groupement de librairies indépendantes Initiales qui récompense le texte « d’un auteur malheureusement oublié, d’un auteur étranger décédé encore jamais traduit en français, ou d’un inédit ou d’une traduction révisée, complète d’un auteur ».