Chronique

Evans-LaFaro-Motian

Complete Trio Recordings

Bill Evans (p), Scott LaFaro (b), Paul Motian (dms).

Label / Distribution : Fingerpoppin records

Faudrait-il être musicologue pour saisir les mille et une pépites qui jaillirent de ce trio à la fin des années cinquante et au début des années soixante ? On peut se plonger dans le décryptage des invraisemblables pédales harmoniques et rythmiques, des constantes substitutions d’accords et des inversions mélodiques, ou bien encore dans la révolution permanente du contrepoint, constitutives du « leadership élastique » qui émanait de ce groupe légendaire. On pourrait aussi disserter à l’infini sur les « formes étendues » que développe Bill Evans, pour qui le piano devait être « du cristal qui chante ». Il se trouve alors à la tête d’un groupe dont il dira qu’ils ne formaient qu’« une seule voix », à l’issue des enregistrements au Village Vanguard, réunis ici dans leur intégralité. On pourrait gloser indéfiniment sur sa rencontre avec Scott LaFaro, qu’il recruta lors d’une session avec Chet Baker à Los Angeles, profitant de quelques jours de pause dans une tournée avec le quintette de Miles Davis. LaFaro devait décéder dans un accident de la route à l’âge de 25 ans, ce qui eut pour effet de plonger Evans dans la dépression et d’accroître sa toxicomanie, tant il avait trouvé dans ce musicien, qui synthétisait à la perfection l’art du groove et celui du contrepoint, le partenaire idéal pour libérer son jeu dans des directions que lui-même ne soupçonnait pas. Quid du troisième sommet de ce triangle amoureux de la musique avant toute chose, le batteur Paul Motian ? Sa discrétion assumée pendant ces années magiques fut assimilée à du « colorisme », alors que c’était un bopper d’excellence, pourvoyant ellipses et dynamiques furtives, sans jamais se départir d’un sens du time superlatif.

On pourrait encore et encore chercher les termes adéquats, les ressemblances et différences entre les diverses versions d’« Autumn Leaves » (toujours en mi mineur chez Evans, alors que la tonalité d’origine est en sol mineur), ou l’influence des standards sur les propres compositions d’Evans (« Alice in Wonderland » comme inspiration pour « Waltz For Debby » ? Vous avez trois heures…), ou même sur les propres compositions, sublimes évidemment, de LaFaro. Mais l’essentiel n’est-il pas de se laisser emporter par l’infinie poésie swinguante qui émane de ces années fondatrices pour le jazz contemporain, par l’élégance mélancolique qui nous saisit toujours, près de soixante ans après ces sessions hors du temps ?

par Laurent Dussutour // Publié le 4 février 2024
P.-S. :

Albums contenus dans le coffret : « Portrait in Jazz » (1959), « Explorations » (1961), « 1960 Birdland Broadcasts » (1960), « At the Village Vanguard. Part 1 » (1961), "At the Village Vanguard. Part 2 (1961)