
Farida Amadou, la basse totale
Tour d’horizon de l’œuvre de l’improvisatrice belge.
Farida Amadou & Aquile Navarro © Franpi Barriaux
Beaucoup photographiée dans notre magazine, repérée par nos amis de JazzMania lors de l’évènement #WomanToTheFore en 2022, nous n’avions pas encore consacré le temps nécessaire à la musique de la bassiste Farida Amadou. Radicale et généreuse, la musique de la Bruxelloise se rapproche de ce que peuvent proposer en France Julien Desprez, avec qui elle joue, et ses camarades du collectif COAX. On rangera également Farida Amadou dans la catégorie de ces musicien·nes qui font corps avec leur instrument, comme un prolongement de leurs membres, de Joanna Mattrey à Émilie Škrijelj. Intransigeante et volontiers rugueuse, la musique de la bassiste est de celles qui captent l’attention et se dégustent comme un voyage des sens en territoire bruitiste. Voici quelques disques qui dessinent une personnalité forte des musiques d’Art & d’Essai francophones.
Une boucle entêtante et des phénomènes naturels. C’est l’impression que donne When It Rains, It Pours, récent album sorti à l’automne 2024 et construit avec une basse à l’électricité rêche et sans fioriture. Le titre est-il un hommage au ciel bruxellois ? Rien n’est sûr, mais tout part effectivement d’une courte masse électrique sur l’instrument, un clapotis léger et lancinant qui va grossir et sur lequel Farida Amadou va construire. Véritable sculpteuse du son, la jeune Belge laisse la rythmique l’envahir pour mieux la travailler ; très vite, les cordes forment un bourdonnement fantôme qui va remplacer les claquements de l’électricité en une submersion progressive, comme une longue vague que rien ne peut arrêter.
- Farida Amadou © Franpi Barriaux
Une flaque huileuse et bouillonnante prend la suite à mesure que la basse s’assèche pour bâtir de nouvelles arabesques brutes qui tiennent d’une transe synthétique. La musique de Farida Amadou, cette musique intransigeante et spontanée qu’elle développe d’abord sur scène se tient tout entière là, dans la phrase codée des titres d’un album court et écorché : « Listen To », « The End Of », « The Virtuous Circle » [1]. Un manifeste.
Cette passion du geste, cette sculpture patiente de la masse du silence, Farida Amadou l’avait déjà expérimentée dans des albums précédents, comme dans le plus sombre 00:29:10:02 qu’elle avait enregistré en 2020. Sur une captation vidéo, on perçoit le travail très physique d’Amadou sur sa basse, sa quasi-fusion avec elle. Le morceau est heurté, dur, orageux et noir et rappelle toutes les collaborations de Farida avec de grands noms de l’improvisation brute, de Thurston Moore à Chris Corsano. « 00:15:17:00 » commence pourtant presque avec fragilité, la basse jouée avec un archet de fortune et des objets multiples dont elle va pourtant extirper une colère rageuse. Encore une fois, l’instrument s’incarne brutalement, s’impose comme un être vivant et dialoguant, s’offrant même des parenthèses douces dans les pulsations de Farida Amadou (« 00:03:30:00 »). Si Reading Eyes and Facial Expressions sont d’autres avatars de son travail solo, notons que la Bruxelloise a également travaillé sur disque en compagnie d’autres improvisateurs comme notamment Steve Noble.
C’est avec le saxophoniste étasunien Dave Rempis qu’on la retrouve en trio avec le pianiste Jonas Cambien pour l’un des albums passionnants d’Areophonic Records. Paru en 2023, On The Blink apparaît d’abord comme une discussion nerveuse entre la basse très ronde et sans effet d’Amadou et le piano assourdi et travaillé en son cœur de Cambien. Farida Amadou ne dévie pas, pendant que le piano s’échauffe, ajoutant au climat ce qu’il faut de nervosité. C’est bien entendu Rempis qui va bousculer tout ça en jouant du ténor comme on gratte une allumette au-dessus d’une source de propane. Mais ce qui est intéressant ici, c’est le lien très fort entre un piano travaillé dans ses entrailles et une basse à la rythmique impavide, sèche et minérale comme jamais dans ce chaos savamment organisé dès le premier long morceau, « Exotropia ».
Le ténor est puissant mais presque doux par sa rondeur ; en face du piano qui s’élance dans des cataractes infinies jusqu’à la dureté de la basse, on accueille ce son plein avec une rage inouïe. Plus loin, « Radiata » est un duel intense où Farida Amadou joue de toutes ses pédales et ses dispositifs sonores pour acidifier le saxophone colérique de Rempis. On The Blink est une lutte sonore où l’explosion est monnaie courante. Un univers dans lequel la bassiste belge semble aussi placide qu’elle sait être rude : un univers qui fait d’elle l’une des voix qui comptent dans la musique improvisée mondiale.