Banlieues Bleues, toujours vivace
Retour sur la 39e édition du festival séquano-dyonisien.
Après plus de 35 ans de bons et loyaux services, le festival Banlieues Bleues continue de défricher et de soutenir la production discographique mondiale. Présent dans de nombreuses villes du 93, le festival joue un rôle majeur de création pour les artistes en résidence et tisse un lien toujours bien vivace avec les habitants du département notamment avec sa jeunesse au travers de nombreux ateliers scolaires et de projets transversaux.
- Mike Ladd
Mercredi 6 avril - 20h30. Pantin, La Dynamo
Les portes de la Dynamo s’ouvrent. Le public entre au compte-gouttes. La salle se remplit peu à peu ; l’assistance restera clairsemée jusqu’à l’irruption d’une classe du collège Lavoisier voisin qui viendra grossir les rangs du public. La Dynamo est, une fois n’est pas coutume, en configuration debout pour accueillir le groupe Exilians, créé à l’occasion du festival. Ce groupe cosmopolite regroupe trois rappeurs faiseurs de sons et d’histoires autour du thème de la migration : la Sénégalaise T.I.E [1] et l’Américain Mike Ladd, tous deux français d’adoption, et l’Anglais Juice Aleem. À grands coups de beats incendiaires et de propos politiquement pas corrects, les Exilians font petit à petit monter la température. Mike Ladd demande au public de se rapprocher de la scène pour faire corps avec eux et la musique. Il harangue la foule de sa voix éraillée : « Are you really happy to be here ? », puis entame un solo dont il a le secret, viril mais correct, capuche vissée sur le crâne dodelinant et ahanant « We’ve Got to Find a Way Out », repris en chœur par ses deux compères. Et c’est justement sur ses deux compères, moins connus que le rappeur de Boston, qu’il faut s’attarder tant ils ont fait forte impression tout au long du concert. T.I.E chante l’exil en plusieurs langues (français, anglais mais aussi wolof et sérère) de manière à la fois douce et sauvage et balance des punchlines bien senties. Quant à Juice Aleem, troisième sommet de ce triangle équilatéral, avec son air de ne pas y toucher, il mystifie l’assistance de son flow liquide et furieux.
Peu avant la fin du set, T.I.E finit par demander, faussement naïve : « Personne n’est vraiment d’ic,i n’est-ce-pas ? ». Silence dans la salle. Personne n’est vraiment d’ici, non. We Are All Exilians.
- Blanche Lafuente
À peine le temps de reprendre son souffle que le deuxième acte commence. C’est Qonicho D !qui prend le relais. Qonicho est un groupe à géométrie variable formé autour du duo Morgane Carnet/Blanche Lafuente : la version Ah !, originelle. Pour la version D, le duo est augmenté de la bassiste Fanny Lasfargues [2]. Qonicho D ! vient défendre sur scène sa nouvelle création Nirvanana autour de la musique du groupe phare de la vague grunge. Plus de trente ans après, leur musique n’a pas pris une ride, même passée à la moulinette du trio. Joués dans l’esprit plutôt que véritablement à la lettre, les tubes s’enchaînent, reconnaissables entre mille, intemporels : « Smells Like Teen Spirit » bien sûr, « Heart-Shaped Box », « All Apologies ». Morgane Carnet, finalement la plus sage des trois, esquissent les mélodies au baryton, soutenue par la batterie furieuse de Lafuente, aussi calme à la ville que volcanique sur scène, et la basse tellurique de Lasfargues, montée sur ressorts. Les morceaux s’étirent dans de longues improvisations collectives dans lesquelles se dégagent une énergie brute et communicative. Le public, à deux doigts du pogo, est totalement acquis à leur cause, séduit autant par la musique que par cette espèce de fausse décontraction où l’humour trash et potache de ces drôles de dames fait mouche. Sur « The Man Who Sold the World » [3], les Exilians les rejoignent pour un beau moment de partage et de communion. Le concert se termine en douceur sur le très beau « Something in the Way », dans une ambiance de recueillement. C’est le moment choisi par Eve Risser pour monter sur scène et se lancer dans un « Joyeux Anniversaire » a cappella en direction d’une Fanny Lasfargues, émue et hilare. Le public reprend en chœur. On en redemande mais elles n’ont plus rien en stock. Dommage, on aurait bien aimé continuer à se souvenir du bon vieux temps avec Qonicho D ! [4].
Il neige sur Pantin. Un vent glacial souffle dans les rues désertes des Quatre-Chemins
Vendredi 8 avril - 20h30. Pantin, Salle Jacques Brel
Il neige sur Pantin. Un vent glacial souffle dans les rues désertes des Quatre-Chemins [5]. On a quand même vu mieux pour un début de printemps. Qu’importe, ce soir on a concert pour se réchauffer.
- Théo Ceccaldi / Kutu
C’est à la salle Jacques Brel (la salle de spectacle de la ville de Pantin ; le concert est intégré dans sa saison culturelle) que l’on va écouter le nouveau projet du fantasque violoniste Théo Ceccaldi baptisé Kutu. Visiblement on n’est pas les seuls. La foule se presse dans le hall, tentant de s’arracher à ce froid mordant. Un public branché, sapé et bigarré. De nombreux enfants (on est vendredi, demain y a pas école) gesticulent devant la scène en attendant que le concert commence. L’ambiance est chaleureuse. On sent une certaine impatience. Le concert aura lieu debout. Quatre rangées de sièges, situés derrière la table de mixage, accueillent les bipèdes réticents. Les lumières s’éteignent. Les musiciens s’avancent. Ça commence doucement d’abord, par des nappes de sons suspendues distillés au clavier par Akemi Fujimori puis, sans aucune transition, le ton monte sous les coups de boutoir de la batterie métronomique du génial Cyril Atef et de la basse tellurique du frangin Valentin Ceccaldi (les murs de la salle Jacques Brel en tremblent encore). Théo Ceccaldi, avec son violon branché sur l’électrique, enchaîne avec la virtuosité qu’on lui connaît, bientôt rejoint par les voix de Hewan Gebrewold et Haleluya Tekletsadik, deux chanteuses originaires d’Addis-Abeba et adeptes du chant traditionnel azmari. Effluves orientaux, grooves d’Afrique, nappes de sons électro, le mélange est détonant et prend immédiatement aux tripes. Le public ne s’y trompe pas et danse à tout rompre. Les jeux de lumières colorées et stroboscopiques ajoutent un effet psychédélique bien senti qui participe efficacement à l’ambiance générale. Le spectacle est total, sur scène et dans la fosse. Ça danse, ça saute, ça siffle. Ambiance de boîte de nuit. Transe électro. Montées paroxystiques. Descente aux enfers. Après un rappel tonitruant, on sort totalement rincé par cette expérience à la limite de la transe. Dehors, la neige s’est arrêtée.
Lundi 11 avril - 20h. Pantin, La Dynamo
En ce lendemain d’élection, je me réveille groggy. Comme lorsqu’on se lève d’un mauvais rêve, hagard et transpirant, cherchant désespérément un repère connu autour de soi. Tout me semble fade et insipide. C’est comme si les cinq années qui venaient de s’écouler n’avaient pas eu lieu, comme si nous revenions à la case départ. Je n’ai qu’une envie : m’enfouir la tête dans le sable, comme peuvent le faire les autruches avec beaucoup de lucidité. Ne plus bouger, attendre que ça passe.
- Kirke Karja
Pourtant, la vie continue et ce soir c’est une nouvelle soirée Banlieues Bleues qui m’attend. Et pas n’importe laquelle, une soirée Punkt. Punkt est un concept inventé par les bidouilleurs norvégiens Jan Bang et Erik Honoré, qui consiste à remixer en live un concert qui vient à peine d’avoir lieu. Le trio de la pianiste estonienne Kirke Karja est le premier groupe à se prêter au jeu. Composé du contrebassiste français Étienne Renard (déjà entendu dans le beau quintet du pianiste Thibault Gomez) et du batteur allemand Ludwig Wandinger (TAU5), ce trio propose une musique très originale dans laquelle la pianiste développe un jeu jusqu’au-boutiste, tout à la fois percussif et répétitif, qui témoigne d’une technique irréprochable et d’une grande culture musicale. Les pièces semblent très écrites, comme ce beau morceau inspiré par Ligeti où la lourde batterie de Wandinger tance la pianiste sans discontinuer. Le batteur utilise tout un arsenal de cymbales et de baguettes (certaines issues de récupération) pour varier les timbres, apportant finesse et profondeur à la musique de Karja. Le concert est court (une quarantaine de minutes) et nous laisse un peu sur notre faim, tant on aurait aimé découvrir davantage encore l’univers de cette jeune pianiste. Une vraie belle découverte en tout cas.
- Clément Petit
Changement de plateau et changement d’ambiance avec le projet Asynchrone pensé par le duo Frédéric Soulard et Clément Petit autour de l’œuvre du compositeur japonais Ryūichi Sakamoto [6], connu notamment pour ses musiques de films (Talons Aiguilles, Little Buddha, The Revenant). Après deux résidences à la Dynamo (une en mars et une en avril), le groupe jouait pour la première fois en concert ce nouveau répertoire. Outre le claviériste et le violoncelliste, on retrouve également Delphine Joussein à la flûte, Hugues Mayot au saxophone et à la clarinette basse, Manuel Peskine au piano et Vincent Taeger à la batterie. Un sextet de haut vol pour une musique tout en nuances qui s’ébroue dans plusieurs directions (musique répétitive, accents tour à tour asiatiques ou africains, électro) empruntant volontiers des chemins de traverse. L’association des synthétiseurs de Soulard et du violoncelle électrique de Petit (joué le plus souvent pizzicato) avec la batterie élastique de Vincent Taeger, constitue les fondations de la musique d’Asynchrone. Delphine Joussein et Hugues Mayot tressent les mélodies sur ce magma sonore en fusion. Le saxophoniste prend particulièrement la lumière (ah cette veste rouge) : chacune de ses interventions (aux anches mais également au bongo !) marque l’auditeur par sa finesse, son phrasé et ce son ample et chaud. Plusieurs morceaux nous resteront en mémoire, et notamment les passages chantés en chœur par les musiciens, moments intensément délicats qui accaparent un auditoire suspendu aux vibrations de ce groupe définitivement atypique. Vivement l’album.
Les yeux fermés la plupart du temps, chacun semble s’enfermer à l’intérieur de lui-même, convoquant ses propres fantômes
Mardi 12 avril - 20h. Pantin, La Dynamo
Pour ma dernière soirée sur le festival, c’est avec grand plaisir que je retrouve mon camarade photographe Christophe Charpenel, venu spécialement de sa région lyonnaise pour l’occasion. L’occasion, c’est une deuxième soirée Punkt@BanlieuesBleues, toujours drivé par Jan Bang et Erik Honoré, mais avec quelques invités supplémentaires (on en parle juste après).
- Farida Amadou et Julien Desprez
C’est le duo Farida Amadou et Julien Desprez qui débute la soirée. Chacun est assis sur un tabouret haut ; ils sont orientés de telle manière qu’ils se tournent presque le dos. À ma gauche, Farida Amadou, sensation belge du moment, bassiste punk électrique autant qu’éclectique, salopette nouée autour de la taille, longues tresses aux reflets violets. A ma droite, Julien Desprez, français, guitariste paranormal et trublion de chez Coax, petit polo jacquard vert tendre, cheveux en broussaille et fine moustache.
Le décor est planté. Durant une grosse trentaine de minutes, ces deux-là vont livrer un set tendu et abrasif, à grands coups de médiators et de pédales d’effets. Jouant constamment sur le couple tension/détente, ils malaxent le son comme d’autres les corps, déchirent le silence, utilisant leurs instruments respectifs davantage comme un outil, vecteur d’incendies sonores. On sait que Desprez notamment a abandonné, ces dernières années, la guitare comme on en joue habituellement, s’émancipant du poids et de l’histoire de l’instrument pour tendre vers une utilisation plus bruitiste, à l’aide d’une multitude d’effets qui placent le son, le timbre, les textures avant la note proprement dite.
Leur duo fonctionne sans un regard, à l’instinct. Les yeux fermés la plupart du temps, chacun semble s’enfermer à l’intérieur de lui-même convoquant ses propres fantômes : Farida Amadou, droite et imperturbable, sereine, tête haute basculant de gauche à droite, envoie un son épais ; Desprez, beaucoup plus agité, pantin dégingandé (on croirait parfois des attitudes à la Chaplin), martèle ses pédales et mâchouille son médiator avec frénésie. Le spectacle est visuel autant qu’auditif (le jeu de lumières y est également pour beaucoup). Leur set se termine presque tendrement, cordes sensibles. Les deux musiciens rouvrent les yeux, échangent un regard complice, puis saluent et s’éclipsent dans un même mouvement, nous laissant un peu hagard après une telle débauche d’énergie.
- Isabel Sörling
C’est au tour d’Isabel Sörling et de son projet électro-folk Mareld (du nom de l’album sorti en mai 2020 chez IKI records) de monter sur scène. Crocs noires métallisées aux pieds et tunique blanche immaculée, Isabel Sörling trône au centre de la scène, juste derrière sa guitare électrique. Ses trois acolytes l’entourent. Ils forment un quartet soudé et cosmopolite puisqu’en plus de Sörling, suédoise mais parisienne d’adoption, on retrouve sa compatriote Linda Oláh (voix, claviers), le Suisse Gauthier Toux aux claviers et le Belge Nicolas Charlier à la batterie. Ils sont, eux aussi, tout de blanc vêtus, sorte d’uniforme qui semble renforcer la cohésion d’un groupe qui n’en manque pourtant pas. Dès les premières notes, on est immédiatement captivé par la voix de la chanteuse, son énergie et son magnétisme brut. Bientôt on ne voit plus qu’elle, on n’entend plus qu’elle, on ne sent plus qu’elle. Les chansons défilent comme dans un rêve. Sörling irradie tel un totem, rayonnante, captivante. Elle est habitée par quelque chose qui semble bel et bien la dépasser. Quelque chose de mystique. Elle gesticule et se balance, tournoie et s’arc-boutent telle une Janis Joplin 2.0 avec la même fragilité, la même prestance et la même sincérité que la chanteuse texane. Ces trois compagnons font plus que de la figuration tant, chacun à sa manière, ils l’accompagnent et la soutiennent sans faillir dans cette musique qu’elle semble libérer sans aucune concession là sur scène, devant nous. Le concert se termine comme dans un rêve. Les musiciens se rejoignent et saluent le public. À bout de souffle, Isabel Sörling quitte la scène à petits pas, un léger sourire en coin. On se réveille avec la sensation d’avoir assisté à quelque chose de grand et de mystérieux, une espèce de cérémonie chamanique païenne dont on gardera le souvenir longtemps.
- Jan Bang, Erik Honoré et leurs invités
Pour finir, revenons sur le concept de ces deux soirées Punkt qui, je dois l’avouer, m’ont laissé assez perplexe. Chaque fois, la configuration scénique était la même. Erik Honoré est installé à gauche de la scène, Jan Bang juste en face, au côté d’Eivind Aarset, le légendaire guitariste, norvégien lui aussi. Chacun s’affaire sur un fatras de machines et d’ordinateurs, de pédales et d’effets. Ils tissent des ambiances vaporeuses, striées par les interventions épileptiques d’un Jan Bang monté sur ressort. La musique des concerts originels n’est finalement qu’un prétexte à une exploration poussée de la matière, du silence, du son. Chaque concert se suffisait à lui-même. Et chaque remix également, pouvant prétendre à devenir un concert à part entière. Quant à la musique proprement dite proposée par les trois Norvégiens, elle se répète souvent et peut lasser à la longue. C’est finalement grâce à l’apport de leurs invités (Canberk Ulaş au duduk, ainsi que le batteur Michele Rabbia et le violoniste Régis Huby) que leur musique semble enfin décoller.
Mercredi 20 avril - 20h. Pantin, La Dynamo
- Magik Malik par Tara Keogh
Magic Malik et sa formation Ka-frobeat, de la joie et de la fête.