Chronique

Festen

Festen

Damien Fleau (s), Maxime Fleau (dr), Jean Kapsa (p), Oliver Degabriele (b)

Label / Distribution : Odduara Music

Pendant que certains semblent s’épuiser en débats plutôt vains sur le thème de la dégénérescence du jazz, soupçonné de se compromettre avec d’autres formes de musiques dénoncées comme la source de sa dégradation – tel son « mariage contre nature » avec le rock -, de jeunes musiciens avancent fièrement et sans états d’âme leurs pions transgressifs. Et on ne saurait voir dans cette démarche une ignorance de l’histoire de la musique ou l’affichage d’un dilettantisme dû à l’enthousiasme juvénile. C’est le cas de Festen - qui revendique, justement, son amour du rock - dont le premier disque affiche une belle santé et une maturité qui augure bien de l’avenir ! Les membres de ce groupe né en 2008 (Damien Fleau, saxophones, Maxime Fleau, batterie, Oliver Degabriele, contrebasse et Jean Kapsa, piano) ont forgé là une vraie unité de création, comme on parlerait d’une unité de combat.

Certes, Damien et Maxime, les deux frères malouins, initiateurs de l’expérience Festen [1], ont d’abord navigué en eaux classiques, ce qui ne les a pas empêchés d’aborder très sérieusement les rivages du jazz via le Conservatoire de Paris et le Centre des Musiques Didier Lockwood. Kapsa et Degabriele ne sont pas en reste. Autant de sérieux atouts dans leur jeu qui ne les empêchent pas de revendiquer haut et fort, dans un parfait accord de groupe, un penchant naturel pour ce rock souvent décrié par les tenants d’une orthodoxie d’un autre âge. Ils citent volontiers parmi leurs influences des têtes d’affiches aujourd’hui entrées dans l’histoire, donc forcément compromettantes pour leur réputation de musiciens sérieux… Citons Led Zeppelin, The Doors, Bob Dylan, Neil Young, Pink Floyd, Nick Drake, Tom Waits, Jimi Hendrix ou Janis Joplin. Et précisent aussitôt que plus récemment, ils ont aussi prêté une oreille attentive à Nirvana, Sonic Youth, Radiohead, Pearl Jam ou Portishead… Quant au jazz proprement dit, faisons-leur confiance : pour reprendre leurs propos [2], ils ont « bossé à mort » Charlie Parker, Dexter Gordon, Stan Getz, Sonny Rollins ou un certain John Coltrane, ce dernier étant d’ailleurs à l’honneur au recto de la pochette. Sans omettre de citer un clin d’œil au saxophoniste dans l’introduction de « Stony », qui rappelle le climat de « My Favorite Things ». Le jazz, ils connaissent bien, même s’ils se refusent à en être les thuriféraires. « C’est vrai, j’ai plus de mal avec le jazz d’aujourd’hui. Il y a certes énormément de musiciens extrêmement doués, mais beaucoup moins de force dans leur musique. Je trouve que beaucoup de disques sont vites oubliés ». Avec une telle déclaration d’intention [3], on se dit que le pari est risqué pour le groupe, qui pourrait être lui-même guetté par ce phénomène d’érosion rapide. Mais on est rassuré par les qualités intrinsèques du disque.

A l’actif du groupe : un évident talent pour la mélodie qui frappe juste, portée par des thèmes qu’on retient instantanément et qui vous restent longtemps en tête. Cerise sur le gâteau, Festen manifeste un sens naturel du partage des rôles. Le quartet sait en outre habiller ses compositions d’une architecture solide, avec un vrai sens de l’équilibre dans la construction des séquences et des changements de rythme, aboutissant souvent à des progressions hypnotiques [4] : « Notre obsession, c’est le son collectif, la puissance, les riffs et la transe, comme par exemple chez les Doors de « Riders On The Storm ». Quand Ray Manzarek improvise pendant dix minutes de façon très simple mais très tendue sur le riff minimaliste du morceau, le groupe rentre en transe sur une tourne d’une mesure seulement ! ». Et si le disque nous offre çà et là de très beaux chorus (Damien Fleau est particulièrement en verve lorsqu’il libère son soprano), Festen sait ne pas abuser de la liberté que peut suggérer le jazz pour conserver au son d’ensemble la densité rock qu’il recherche… et trouve à travers des compositions compactes. Ces quatre-là brandissent le concept de groupe en ce qu’il peut avoir d’impersonnel pour les musiciens qui le composent parce qu’ils sont au service d’un projet collectif, mais aussi par la puissance qu’il permet.

Ce disque est donc une excellente surprise en ce qu’il encourage l’audace et le refus des carcans. On a envie de dire aux musiciens : allez-y, faites sauter les barrières, franchissez les frontières ! Jamais on ne vous reprochera d’oser le mariage des influences du moment que la vibration et l’énergie sont intactes. Ce qui semble bien le cas avec ce séduisant Festen.

par Denis Desassis // Publié le 19 décembre 2010

[1D’après le film réalisé en 1998 par le Danois Thomas Vinterberg. « Le nom choque un peu, notamment certains Danois qu’on a pu croiser. Forcément… Le côté fête de famille et toute l’hypocrisie qui en ressort nous ont inspirés ! »

[2Toutes les citations sont extraites d’un entretien réalisé avec Damien Fleau pour Citizen Jazz.

[3Malicieusement complétée sur le disque par la célèbre citation de Zappa : « Jazz is not dead, it just smells funny », qui prouve que notre petite bande pratique aussi l’auto-dérision.

[4On retrouve là une des influences de Festen : le trio d’Esbjörn Svensson.