Entretien

Franck Tortiller

Après une longue carrière (O.N.J., Vienna Art Orchestra, etc), le vibraphoniste et compositeur livre un premier album solo.

Photo © J.-F. Picaut

Après une carrière déjà longue qui l’a vu diriger l’O.N.J. de 2005 à 2008, figurer comme soliste au sein du Vienna Art Orchestra (Autriche) de 1993 à 2000, remporter un Django d’Or en 2007 et accompagner comme soliste des artistes aussi divers qu’Enzo Enzo, Sanseverino ou Juliette Greco, entre autres, le vibraphoniste et compositeur Franck Tortiller, la cinquantaine tout juste entamée, livre un premier album solo « La leçon des jours ». Citizen Jazz a voulu savoir ce qui l’avait poussé à tenter cette aventure peu fréquente chez ses confrères, et ce qu’il en avait retiré.

  • Franck Tortiller, pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez choisi de vous exprimer par un disque solo, et pourquoi maintenant ?

Je donne des concerts solos depuis de nombreuses années. L’idée d’enregistrer ne date pas d’hier, mais, comme vous le dites, il faut trouver le bon moment, la bonne combinaison entre l’envie, la réalisation et surtout la décision de se lancer dans un « inconnu familier », soi-même.

  • « Solo face à face qui ne dit pas son nom », écrivez-vous dans votre présentation de l’album. C’est d’abord un face à face avec votre instrument, évidemment. Qu’avez-vous appris de lui que vous ne connaissiez pas encore, après tant d’années d’assidue fréquentation ?

Le vibraphone n’est, a priori, pas fait pour être joué en solo. Il fallait donc trouver un mode de jeu qui ne soit pas une adaptation du piano, par exemple, mais bien quelque chose qui lui soit spécifique. D’où cette idée de devoir, à nouveau, redécouvrir mon instrument : travailler la façon d’harmoniser, jouer les mélodies avec le plus d’expression possible, travailler sur les longueurs de note, les tenues de son et surtout faire oublier que le vibraphone est un instrument de percussion. La frappe des baguettes sur les lames ne doit pas amener un son percuté mais une palette complète : tenus, soufflés, filés, harmonisés, résonnés, etc.

  • « Traversée de l’intime », dites-vous aussi, et le climat très intimiste de l’album le confirme très vite. Qu’avez-vous appris de vous-même, au cours de la longue gestation de cet album - quatre ans, je crois ?
Franck Tortiller © J.-F. Picaut

Ce fut, en effet, une gestation très longue. Se retrouver régulièrement pour enregistrer avec Mohamad Sadeghin, l’ingénieur du son, était à la fois un plaisir mais aussi une épreuve. Il fallait accepter de ne pas mobiliser une seule semaine d’enregistrement, d’être dans un perpétuel recommencement de travail et enfin, de trouver au bout du chemin une musique qui me convienne, que je puisse revendiquer totalement. Cet album est, je pense, le projet le plus personnel qu’il m’a été donné de réaliser. Oui c’est une « traversée de l’intime », une façon différente de se dévoiler, et peut être de faire découvrir ou redécouvrir un univers de musicien qui n’était jusqu’à présent pas aussi clairement mis en lumière dans mon travail.

  • Pour beaucoup de gens, le vibraphone est un instrument de percussion uniquement rythmique. Sous une apparente uniformité de ton, La Leçon des jours offre de nombreux climats harmoniques et une vraie variété mélodique. Est-il exagéré de la voir aussi comme une « Défense et illustration »… de votre instrument ?

Je l’ai dit, je ne conçois pas le vibraphone comme un instrument de percussion. J’ai beaucoup travaillé sur le son, le choix des baguettes, comment jouer une mélodie, comment faire « résonner » les accords, comment travailler l’aspect rythmique. Ce fut aussi un gros travail avec Mohamad. Il fallait retrouver ce son large, grave, profond qui est l’essence même du vibraphone, sortir de ces sons aigus et percutés que je n’aime pas trop. Trouver enfin un son et une musique qui permettent de développer un langage qui me soit propre, de faire passer des émotions et, paradoxalement sans doute, de faire oublier l’instrumentiste pour mieux ne penser que la musique.

  • Pour un album solo qui veut exprimer l’intime, vous qui êtes un compositeur reconnu, avez néanmoins choisi d’enregistrer trois reprises et une adaptation. N’y a-t-il pas là une forme de contradiction ?

Cet album a été enregistré comme un carnet de route. Chaque pièce correspond à un jour ou un moment de la journée significatif pour moi : 8 août 18h, 22 juillet 22h etc. Le but était de retranscrire une atmosphère, une sensation futile et instantanée de l’instant. J’ai aussi choisi de jouer trois styles de musique qui me sont proches. D’abord une chanson, celle de James Taylor, que j’admire depuis toujours. J’aime la chanson, la voix, une certaine simplicité harmonique qui est l’essence de cette musique. Il y a aussi une valse musette, « Méprise », de Tony Murena. Ce n’est pas un secret, j’ai été élevé dans les bals avec l’orchestre de mon père trompettiste, et ce dès mon plus jeune âge. Les valses musette ont été mon premier contact avec le swing. Le musette c’est le blues de la France ! Enfin, j’ai intégré à l’album un standard de jazz, « I Can’t Get Started With You ». C’était sur le premier disque de jazz qu’on m’a offert, pour ma première communion : Max Roach et Clifford Brown… j’avais 11 ans ! J’étais fasciné par le jeu de trompette de Clifford Brown, j’avais la sensation qu’il me parlait, me racontait sa vie ; j’avais le sentiment d’une grande intimité avec lui. J’ai relevé son solo à cette époque, j’en joue quelques phrases ici. Pour ce disque très intime, cela avait du sens pour moi d’y mettre mon terreau originel : la chanson, la valse musette et le standard de jazz.

  • Cet album mêle le marimba et le vibraphone. Pouvez-vous nous éclairer sur votre rapport à ces deux instruments ainsi que sur votre usage abondant du vibrato et le recours beaucoup plus épisodique à quelques manipulations électroacoustiques ?

Le marimba est un instrument très simple. Les lames sont en bois, il n’y a pas de résonance. C’est un descendant direct du balafon. J’aime le son du marimba et aussi l’approche différente qu’il permet. Le son est très naturel, c’est juste un morceau de bois - à peu près accordé ! - qu’on doit faire sonner avec beaucoup d’énergie. Le vibraphone est un peu plus sophistiqué. Il faut gérer les résonances, rendre le métal des lames chaud et expressif, sortir de l’aspect froid et austère qu’on lui connaît le plus souvent.

  • Pour terminer, j’aimerais vous demander de bien vouloir lever pour nous un coin du voile sur la suite.

Je souhaite continuer à jouer en solo, pour l’expérience particulière que cela procure, mais aussi poursuivre le travail avec mon grand orchestre. Nous créons d’ailleurs nouveau programme à la Scène nationale de Sceaux en mars 2015. Je sortirai aussi un album en duo avec le saxophoniste François Corneloup au printemps, et je travaille actuellement sur un projet de trio avec Jean Philippe Viret et Simon Goubert. Mais surtout, je veux continuer à faire de la musique, à pousser encore et encore mon rocher au sommet de la colline, tel Sisyphe - et comme le dit si bien Camus : « Il faut imaginer Sisyphe heureux » !

par Jean-François Picaut // Publié le 10 novembre 2014
P.-S. :

La Leçon des jours, par Franck Tortiller - M.C.O. label, 2013.
Prochain concert : 17 décembre 2014 à 21h au Studio de l’Ermitage à Paris.