Entretien

François Corneloup : le chaos c’est bien aussi

Le saxophoniste François Corneloup fait le tour des révolutions.

Converser avec François Corneloup, c’est donner à l’un des improvisateurs les plus sémillants des scènes hexagonales l’occasion de s’exprimer sur ses projets les plus récents, mais aussi d’évoquer son rapport à l’instrument qu’il trimballe depuis plus de vingt ans avec exigence et sensibilité.

François Corneloup

- À quand remonte votre duo avec Jacques Bonnaffé ?

On s’est croisés plusieurs fois avec Jacques. Une première fois à Port-Louis, en Bretagne, autour des textes de Joseph Ponthus. Puis à Uzeste lors d’une Hestejada il y a deux ou trois ans, autour de divers textes choisis par Jacques en fonction du contexte, du public… c’était précisément au Parc Seguin. Jacques avait fait appel à moi pour un spectacle sur les oiseaux à la Maison de la Poésie à Paris, avec une formation qui comprenait également Élise Caron et Catherine Delaunay. Des ornithologues intervenaient également. Dans ce dialogue au long cours, j’improvise et il improvise lui aussi parce que, en plus d’être un grand littéraire, un poète, il a aussi un certain sens de l’espace-temps musical. On se confronte, on s’affronte sur le matériau des textes qu’il sélectionne et de la musique que je lui propose.

- Entre la fréquence de la voix humaine et celle du saxophone baryton, comment gérez-vous cet espace commun ?

Ça ne se pose pas du tout dans un registre acoustique. Ce qui est intéressant, c’est surtout le dialogue des langages. Le langage de la musique et celui du texte sont oralisés. Pour la musique, cela peut aller de soi. Pour le texte, Jacques sait oraliser une œuvre littéraire. C’est son métier de comédien. Cela crée une dynamique dans l’espace-temps de la scène qui parfois bouscule, parfois fonctionne… et parfois non ! C’est comme un dialogue.

Résister à l’idée d’anticipation


- Qu’en est-il de votre adaptation, en tant que musicien, par rapport au rythme du texte ? Devez-vous anticiper ?

Justement, avec Jacques, il ne faut pas trop anticiper. Il est surprenant et il peut aussi se surprendre lui-même. À l’écouter, son talent d’acteur donne l’impression de connaître le texte. Il a un signal vocal et théâtral si dynamique que, anticiper, ce serait figer l’expérience. On commence à avoir une relation artistique assez poussée qui me permet de ne pas trop subir le sens du texte. Le texte a un pouvoir énorme d’évocation et de captation, bien entendu, plus fort que la musique. J’essaye de résister à cette idée d’anticipation pour rester dans l’interaction. Bien sûr, parfois, le sens du texte l’emporte parce qu’il est moteur, comme un extrait de « A La ligne » de Joseph Ponthus. Et c’est tant mieux.

- Quels sont les langages musicaux que vous pouvez alors développer dans ce genre de configuration ?

C’est variable. Ça peut aller du mélodisme le plus innocent, pour autant que l’on puisse dire que le mélodisme soit innocent, au bruitisme le plus sauvage. Ça dépend du sens du texte mais aussi de sa plastique, car tout texte a une plastique selon par qui il est écrit ou dit. C’est un peu instinctif. Je fais valoir tout ce que je peux avoir sur ma palette, entre la mélodie et le son le plus brut que je puisse produire sur l’instrument. Ce qui compte, c’est que l’ensemble prenne un sens, sans que cela soit ni complémentaire ni redondant. Je me réserve la possibilité de dialoguer avec le texte comme je dialoguerais avec un autre instrument. Tout est possible. Cela peut aller de l’illustration à l’opposition la plus radicale. Il n’y a pas de règle.

Des fois le sens l’emporte, des fois c’est la prosodie qui m’emporte. Il faut simplement être à l’écoute. Quelqu’un parle à côté, il faut l’écouter et lui répondre. En plus Jacques habite tellement ses textes que sa présence invite naturellement à l’interaction. La différence avec un dialogue exclusivement verbal, c’est qu’on peut s’exprimer simultanément. Même si certaines conversations n’en sont pas vraiment quand, par exemple, tout le monde parle en même temps. Dans cet exercice, la compréhension globale dépend surtout de l’intention et pas d’une interprétation strictement mot-à-mot des discours. D’ailleurs, l’intérêt de l’exercice réside dans le fait que la confrontation des langages verbal et musical transforme le sens que chaque propos peut prendre séparément.

François Corneloup (Gérard Boisnel)

- Y a-t-il des similitudes avec l’art du duo entre musiciens ?

Chaque combinaison de duo change forcément la nature du travail. Chaque fois que j’ai pratiqué le duo avec d’autres, comme avec Géraldine Laurent, Henri Texier ou bien Franck Tortillez, la manière de l’aborder est chaque fois différente, selon les personnalités et les musiques. De même lorsque je travaille avec Anne Alvaro sur des textes d’Italo Calvino : texte différent, diction, présence et voix différentes. Chaque rencontre est un cas particulier, de même que chaque orchestre est un cas particulier. Ce qui m’intéresse dans le duo, c’est cette confrontation immédiate, cette sorte d’intimité. Parfois je peux me mettre en posture d’accompagnateur, me constituer en soubassement du texte parce que je trouve que le texte en a besoin, en fonction de plans et de densité des actions. Donc je réduis les variations et la densité pour privilégier l’écoute et le sens du texte. Et puis parfois il ne faut pas hésiter à jouer la perturbation.

A Uzeste, je me rappelle avoir sciemment bousculé Jacques dans son jeu, et même physiquement, ce qui l’a obligé à reconsidérer sa façon de le dire, de le défendre, d’y mettre une autre énergie. Il arrive que ce soit presque inaudible. Le chaos, c’est bien aussi. Ça conduit les interlocuteurs et le public à être d’autant plus attentifs au sens de ce qui est en train d’advenir. Car l’auditoire pèse énormément sur les situations. Même son silence traduit une manière de comprendre ou pas ce qui se dit. En quelque sorte, par sa manière d’interpréter ce qui se joue, il agit dans la situation du spectacle.

Le chaos c’est bien aussi


- Comment en êtes-vous arrivé à jouer du saxophone baryton ?

J’ai envie de dire que c’est le saxophone baryton qui m’a choisi. J’ai commencé par le soprano, puis je suis passé à l’alto. Le ténor ne m’a pas retenu. Mais dès que j’ai pu avoir un baryton entre les mains, j’ai su que c’était là mon instrument de prédilection. J’ai senti que j’avais quelque chose à faire, à dire, avec cet instrument. C’est traditionnellement un instrument de big band, c’est vrai. Mais lorsque c’est, par exemple, Harry Carney qui joue le solo de « Sophisticated Lady » que lui dédie Duke Ellington, ou même simplement lorsqu’il est dans la section de cuivres de l’orchestre, l’instrument prend toute sa personnalité. C’est un instrument du quatuor classique, un instrument de pupitre en orchestre, un instrument de fonction également. Dans le répertoire de l’orchestre que j’ai écrit avec Jacky Molard, et pour lequel nous avons convié Vincent Courtois et Catherine Delaunay, je me plais à assumer une fonction de bassiste. J’aime bien avoir une certaine fonctionnalité, me mettre au service des autres. Je trouve que c’est une fonction très noble. Du reste, c’est aussi le sens que je donne au solo : faire jouer mieux les autres.

- Quels sont les langages musicaux qui vous nourrissent ?

Si très vite, au début de ma carrière, je suis allé vers Uzeste et Bernard Lubat, c’est parce qu’il m’a démontré qu’il n’y a pas de vérité musicale dans un seul style. A Uzeste, on considérait que le bal, l’improvisation totale, le bebop, le modal, la chanson… le théâtre et même le football, participaient de la construction de l’artiste. Je crois que c’est encore le cas aujourd’hui. À Uzeste, l’idée-force est qu’un artiste peut passer par tous ces jalons pour se construire sans obéir à une vérité dogmatique. Ça correspondait à ma culture de jeune adulte à l’époque, nourri à la pop, au rugby, à la chanson, au jazz et à la musique classique qu’écoutaient mes parents. Je suis nourri de plein d’éléments sans choix préalable.
Comme disait Erik Satie, « Je préfère la musique que j’aime à celle que je n’aime pas ».
Évidemment j’ai des périodes d’intérêts privilégiés mais je change beaucoup. Je suis assez versatile. J’étudie beaucoup les musiciens avec qui je joue, pour comprendre comment je peux trouver ma place, que ce soit avec Henri Texier ou Jacky Molard, avec le Peuple Étincelle ou encore RÉVOLUT !ON avec Sophia Domancich, Joachim Florent, Simon Girard et Vincent Tortiller.

François Corneloup (Gérard Boisnel)

- Aurélien Pitavy, le directeur artistique de Charlie Jazz à Vitrolles, me confiait qu’il était plutôt fier de programmer un Quintet portant le nom de « Révolution » dans une ville où l’extrême-droite a fait, et fait encore, des ravages…

Je ne me positionne pas a priori comme musicien politique. Ce n’est pas la politique qui régit ma manière de faire de la musique. En revanche, il peut y avoir a posteriori un sens politique dans la forme d’un travail.

Sans comparaison abusive, dans un tableau comme Guernica, par exemple, ce qui est politique c’est aussi la forme même du tableau : dans le langage pictural qu’il a développé, Picasso nous propose une autre façon de regarder le monde. Autre exemple, dans la manière dont Luciano Berio réorganise dans sa composition les fondements de l’organisation de l’orchestre, dans les relations entre les divers éléments, il peut aussi y avoir une manière d’y lire une proposition nouvelle d’organisation de la société et des rapports sociaux, mais ce qu’on entend avant toute interprétation politique, c’est une musique, simplement orchestrée différemment et donc sonnant différemment.

Mais si j’ai appelé ce quintet « Révolution » c’est effectivement pour le sens dont ce terme est porteur et pour ne surtout pas le laisser au « petit manu » qui avait appelé son livre ainsi alors que sa soi-disant « révolution » est surtout celle de l’ultra-libéralisme. « Révolution » est aussi à prendre au sens astronomique du terme. Et puis il s’agit aussi de faire une révolution intérieure : c’est pour cela que j’ai voulu aller au contact d’une nouvelle génération de musiciens, me confronter à des énergies et des regards nouveaux portés par de jeunes artistes dans les problématiques de leur âge dans cette époque, sans penser pour autant qu’ils détiennent une quelconque vérité que je ne pourrais plus voir. Après tout, mon expérience peut peut-être aussi leur offrir de quoi puiser les ressources d’avancer, de se transformer… et peut-être aussi de résister plus que de consentir d’emblée à la pression de cette époque assez dure pour leur génération. La lucidité n’est pas une question de génération. Du reste, je crois beaucoup à un dialogue, quelque chose entre l’action in situ et l’expérience, le présent et l’Histoire… Finalement, improviser, ça se passe aussi là.

Quoi qu’il en soit, ce que dit Aurélien Pitavy me touche beaucoup et je suis vraiment admiratif de la façon dont Charlie Free a réussi de toutes époques, y compris les plus noires, à tenir le cap. C’est un grand signe d’espoir. Ne baissons pas la garde pour autant.