Scènes

Ursus Minor : Rencontre avec François Corneloup

L’édition 2012 du festival Sons d’Hiver est terminée, c’est l’occasion de revenir sur un des groupes dont il a contribué à faire l’histoire et qui y était une nouvelle fois programmé cette année : Ursus Minor. Rencontre avec son saxophoniste, François Corneloup.


L’édition 2012 du festival Sons d’Hiver est terminée, c’est l’occasion de revenir sur un des groupes dont il a contribué à faire l’histoire et qui y était une nouvelle fois programmé cette année : Ursus Minor. Rencontre avec son saxophoniste, François Corneloup.

Ursus Minor, c’est la Petite Ourse. « Quand on regarde une constellation vue de la terre, elle forme un dessin cohérent, alors qu’en réalité toutes les planètes ne sont pas sur le même plan. Ursus Minor c’est ça : la combinaison magique de quatre musiciens qui ont tous des parcours très différents, y compris géographiquement puisque nous sommes répartis entre Londres, Minneapolis, New York et Paris. » Indissociable de la maison nato, Ursus Minor est un groupe à géométrie variable qui navigue entre rap, funk et jazz. Né de la rencontre de Tony Hymas et du producteur Jean Rochard (ils travaillaient ensemble sur The Lonely Bears) avec le saxophoniste François Corneloup, Ursus Minor a donné son premier concert en janvier 2003 au festival Sons d’Hiver. À l’époque, le reste du casting était différent [1], mais tout aussi éclectique. « Le noyau dur est fixe, explique François Corneloup, mais, s’il nous arrive de jouer seuls, souvent plusieurs chanteurs gravitent autour de nous. »

Fr. Corneloup © H. Collon/Objectif Jazz

Tony Hymas, connu comme accompagnateur de Jeff Beck mais aussi en tant qu’interprète classique, est aux claviers, François Corneloup au saxophone baryton, Mike Scott, qui a joué avec Prince ou Justin Timberlake, à la guitare, et Stokley Williams, leader de Mint Condition, à la batterie et au chant. Jean Rochard « est le cinquième membre du groupe. Il assiste à tous les concerts, intervient dans l’ordre des morceaux, commente systématiquement. » À cette base s’ajoutent les invités, certains permanents, comme les rappeurs Desdamona et Boots Riley (qui était présent lors du tout premier concert), d’autres moins récurrents, comme les chanteurs Mahmoud El Kati ou Ada Dyer, que l’on a pu entendre cette année à Sons d’Hiver. Leur troisième album, I Won’t Take “But” for an Answer, est sorti en 2010.

Tony Hymas © H. Collon/Objectif Jazz

« Ce que j’aime dans Ursus Minor, c’est la cohérence qu’on arrive à trouver en dépit de cette répartition spatiale impossible. C’est une conjonction de planètes qui a été décidée et qui est devenue par là visible pour les autres et pour nous ; un groupe qui existe par le regard des autres. Il n’est pas tourné vers lui-même ou vers son propre projet, il ne joue pas pour lui-même comme parfois certains orchestres de jazz ; Ursus Minor joue et veut jouer sa musique pour des gens, être pris dans son époque et dans son univers. Je n’aime pas jouer devant une salle vide, et surtout, je ne joue pas la même chose devant une salle pleine et une salle vide : le public, la communauté publique, donne du sens à la musique. » Effectivement, lors des concerts, une rencontre a lieu. La musique va vers les gens comme les gens viennent à elle ; ils acceptent, de la part du groupe, l’invitation à danser, mais surtout à être ensemble. Chaque concert est aussi une célébration de la communauté ainsi formée. Un modèle ? « Le big band de Duke Ellington à Newport en 1956. » Pour le mouvement, la précision, l’ouverture.

Cette « puissance de feu » doit beaucoup à la personnalité de ses porte-parole, Desdamona et Boots Riley. Cofondateur du très politisé The Coup, ce dernier est arrivé au rap parce qu’il avait quelque chose à dire sur son époque et sa société. Il est, par exemple, très impliqué dans le mouvement « Occupy Oakland » et se réclame du communisme. Ainsi, ses idées précèdent sa manière, contrairement à beaucoup de rappeurs, qui insufflent du contenu dans une forme préexistante. « Cette parole lui donne une grande puissance scénique, c’est un véritable orateur, il s’adresse aux gens en particulier, il les interroge : “Dites moi ce que vous en pensez.” Quand il arrive quelque part il va tout de suite au contact, il discute avec tout le monde, car les existences des gens l’intéressent. Parfois il part avec des spectateurs après les concerts, on sait qu’il sera là le lendemain au train mais quand à savoir ce qu’il fait entre-temps… ! Lorsqu’il y a des manifestations en France, il ne manque pas d’y aller. Il amène ça sur scène, il s’adresse à chaque personne en particulier, il a une conscience aiguë d’appartenir à une multiplicité d’existences. » Son engagement et sa gestuelle impressionnantes ont sur scène en effet le don de réveiller les foules.

Desdamona © H. Collon/Objectif Jazz

Quant à Desdamona, « elle s’est construite progressivement et se positionne très fortement en tant que femme musicienne qui fait du rap. Elle y réfléchit beaucoup, et même si elle ne vient pas spécialement du rap et des banlieues, elle a senti que cette manière de s’exprimer allait lui permettre de mener son existence propre. Elle porte un regard dialectique sur la femme (“Get Back”, où elle parle de la féminité, et de tous les pièges qu’elle comporte). » Certes Desdamona est une femme, et le nom de scène qu’elle s’est choisi la positionne en tant que telle, mais sur le plateau elle ne revendique pas de statut différent. Seules ses paroles de chanson témoignent de ce que c’est qu’être une femme dans un monde d’hommes. La plus personnelle est peut-être « I’ve Been », dans laquelle elle raconte :

I’ve opened doors when they were locked for me
I’ve tried to be humble / been on bended knee
I’ve known the power inside me
But I’ve never been sure of what others are seeing
I’ve been confused / Yeah I’ve been used […]
I’ve been all these things / I’ve been the muse
I’ve been the naive lady / singing the blues
I’ve been talked about / misconstrued
I’ve been loved and hated by a lot of you
But I don’t ever stop / I’ve said it before
‘Cause the music is the thing I truly adore […]
I’ll be rocking as long as I’m Alive.
 [2]

Ce morceau figure également sur l’album solo qu’elle prépare, ainsi qu’au répertoire de son duo avec le rappeur et beatboxer Carnage The Executioner, Ill Chemistry, également entendu à Sons d’Hiver il y a peu.

Boots Riley © H. Collon/Objectif Jazz

De cette multiplicité de personnalités les programmateurs ne savent que faire. Jazz ? Rap ? Funk ? « Les gens ont du mal à se dire que ça puisse faire un tout. Ce qui est une possibilité d’ouverture et de renouveau devient un problème. Ursus Minor n’est pas « casable », donc pas exploitable. Alors qu’une fois qu’on est sur scène, il n’y a plus de problème, on emporte tout. Chacun retrouve dans ce groupe ce qu’il a envie de retrouver, parce que tout est là en même temps. La peur de l’indéfinissable, le clivage et le communautarisme musical sont terribles — les musiciens n’en sont pas exempts, d’ailleurs », explique François Corneloup.

Fr. Corneloup © H. Collon/Objectif Jazz

Et sa place à lui dans tout ça ? Plutôt connu dans le monde du jazz, Corneloup a joué avec des improvisateurs tels que Sylvain Kassap, Claude Tchamitchian, Eric Echampard, Henri Texier, Marc Ducret, Dominique Pifarély, Hélène Labarrière… « En ce qui me concerne, l’immense apport d’Ursus Minor, c’est d’être intégré dans la machinerie de l’orchestre. Je ne suis pas soliste, je suis un rouage. Dans un orchestre de jazz, le génie ce n’est pas le soliste, c’est l’orchestre. Thelonious Monk disait qu’il faut faire swinguer le batteur, et Dieu sait que ses batteurs n’avaient besoin de personne pour swinguer. Ce qu’il entendait par là, c’est : faites fonction. Faites marcher l’orchestre avec ce que vous jouez. Et faites marcher la situation où vous vous trouvez. Par extension, faites marcher la société dans laquelle vous évoluez. Il y a des tas de fonctions qui peuvent paraître secondaires alors qu’elles sont primordiales. Dans Ursus Minor, je me sens dix fois plus libre à faire le bassiste, la rythmique, que quand on me demande de faire un chorus génial. »

Il s’agit pour le saxophoniste de renouer avec une certaine « fonctionnalité » de la musique, que ce soit pour les auditeurs (ne pas jouer pour jouer) ou pour lui-même (ne pas s’enfermer dans le jazz comme style). Or, « cela passe par la pleine acceptation de notre fonction dans la société. » Et quelle serait-elle pour un musicien ? « Créer un espace de bonheur pour les gens. Il faut défendre la joie, elle est énormément mise à mal en ce moment. Pas la béatitude ni la naïveté, mais la joie dans ce qu’elle implique de plus profond dans l’humain, dans ce qu’elle a de partage, de plaisir concret de l’existence, y compris aussi dans ce qu’elle nous brutalise — le fait de danser ! On a besoin de se faire violence aujourd’hui pour danser ! C’est terrible. Voilà où est, de plus en plus, mon boulot. »

Tony Hymas © H. Collon/Objectif Jazz

par Raphaëlle Tchamitchian // Publié le 5 mars 2012
P.-S. :
  • La vidéo du concert d’Ursus Minor à Sons d’Hiver.

[1Jef Lee Johnson fit le premier guitariste du groupe, et David King (The Bad Plus, Happy Apple) était à la batterie.

[2J’ai ouvert des portes qui m’étaient fermées
J’ai essayé d’être humble / de mettre genou en terre
J’ai appris à connaître le pouvoir qui est en moi
Mais je ne suis jamais sûre de ce que les autres voient
Je n savais plus quoi penser / On s’est servi de moi […]
J’ai été tout cela / J’ai été la muse
J’ai été la dame naïve / chantant le blues
On a parlé de moi / J’ai été mal comprise
J’ai été aimée et détestée par beaucoup d’entre vous
Mais je ne m’arrêterai jamais / Je l’ai déjà dit
Parce que la musique est la seule chose que j’aime vraiment […]
Je vais rocker jusqu’à la fin de ma vie