Chronique

Jacky Terrasson / Stéphane Belmondo

Mother

Jacky Terrasson (p), Stéphane Belmondo (tp, bugle)

Label / Distribution : Impulse !

Dès le premier morceau, ce « First Song » de Charlie Haden, on devine la jubilation qu’éprouvent le pianiste et le trompettiste/bugliste à jouer avec les codes du jazz. Pensez donc, ouvrir un album en duo trompette/piano avec une pièce écrite par un contrebassiste, alors que cet instrument est délicieusement absent des quatorze titres alignés… il n’est pas de meilleur hommage à la « grand-mère ». Après tout, ces deux compères sont des monstres de rythme, jouant à inverser les rôles respectifs de leurs instruments : le piano souffle quand la trompette se fait orchestrale ! Ces joyeux lurons, qui s’étaient rencontrés dans l’orchestre de Dee Dee Bridgewater au mitan des années quatre-vingts dix, se connaissent manifestement par cœur et sont tellement bien ensemble qu’ils enfilent des perles sans discontinuer, nous conviant à leurs côtés dans la quiétude et la mélancolie. Car de ballades il s’agit, toutes en discrets ostinatos de piano et mélismes gourmands de trompette.

Et absolument subversifs eu égard à l’orthodoxie jazzistique évidemment ! On se plongera avec délices dans les standards alignés : des « Lover Man » et « You Don’t Know What Love Is » chansonnifiés qui n’en oublient pas le blues pour autant, un « You Are The Sunshine Of My Life » joyeusement ralenti et déstructuré où Stéphane Belmondo, soutenu par la redoutable efficacité de Jacky Terrasson, délivre des merveilles de funk (au sens originel des sécrétions de l’acte sexuel), un « In Your Own Sweet Way » de Dave Brubeck (ah ces clins d’œil à Miles avec la sourdine et une coda façon « Autumn Leaves »)… L’Histoire du Jazz est bien là, jusqu’à un « Que reste-t-il de nos Amours » on ne peut plus sensuel !

Ce sont leurs histoires, toutes en couleurs et en images. Ainsi de cet hommage au cinéma qu’est le désormais « standardifié » (et surtout pas standardisé, car il ne s’agit pas d’un vulgaire produit) « La Chanson d’Hélène », issu du film de Claude Sautet Les Choses de la Vie, ce chant du cygne de la Nouvelle Vague : ici, les doux travellings à l’écran sont transposés comme autant de mouvements musicaux bleus comme les notes qui les composent… ou encore de cette adaptation du thème Les Valseuses (toujours ce cinéma de la France pompidolienne, déçue de l’échec de 68), naguère composé par Stéphane Grappelli, ici balancé façon Chicago style, avec une sourdine à la Satchmo et un piano stride en diable. Les compositions originales apparaissent alors comme la synthèse de ce jeu de piste jazzistique, tel « Mother » qui donne son titre à l’album, hommage à la mère du pianiste décédée juste après l’enregistrement : parsemé d’échos instrumentaux ô combien naturels, confit dans une douloureuse douceur, il s’agit là d’un hymne à la piété filiale sans prétention religieuse !

Dans un registre nostalgique, on n’oubliera pas le somptueux « Souvenirs », signé par Belmondo, cependant que pour des propositions plus enlevées, on se tournera vers « Hand in Hand » et vers le funky « Fun Keys » de Terrasson, absolument hancockien. Quant aux interludes free, qui fleurent bon le terroir languedocien (« Pompignan », du nom du village où se situe le studio d’enregistrement « Recall » ; « Pic Saint-Loup »), ils sont autant de mises en bouche appelant à déguster l’album sans modération ! Sachant que les quatorze pistes présentées ici sont issues d’une session d’enregistrement de trente morceaux, on se délecte d’avance des seize morceaux à venir !