Scènes

Corneloup et Bonnaffé : une bousculade artistique

Compte-rendu de la prestation de Jacques Bonnaffé et François Corneloup à la médiathèque de Gardanne.


C’est à la médiathèque Nelson Mandela de Gardanne (13) que François Corneloup (saxophone baryton) et Jacques Bonnaffé (lecture) se sont retrouvés dans le cadre du cycle « Un endroit où aller », dédié aux musiques improvisées. Voici plusieurs années que Sylvaine Vescio, responsable du département musique du lieu, se démène pour maintenir des propositions exigeantes et populaires. Duos Frédéric Pierrot/Christophe Marguet autour des textes de Pessoa, Élodie Pasquier/Gilles Coronado, le Possible Quartet, Guillaume Séguron... Souvent assorties d’actions culturelles, avec l’école de musique municipale ou diverses institutions d’enseignement (écoles élémentaires, lycée agricole…), les venues des artistes dans cette ville moyenne sont autant d’évènements propices à semer des graines d’utopie.

Le duo Corneloup/Bonnaffé, enfin programmé après un énième report du fait de la crise sanitaire, a pris possession de l’auditorium de la médiathèque avec une rare conviction. Jacques Bonnaffé, comédien unanimement reconnu pour la qualité de ses prestations sur scène comme à l’écran, est aussi un adepte de la lecture publique. Ce soir-là, il compulse fébrilement ses textes, posés sur une petite table. Il appelle « Le » Corneloup, dont le saxophone retentit à l’extérieur de l’auditorium. Non sans avoir commencé à lire des poèmes de Valérie Rouzaud, dont le dernier recueil « Sens Averse », donne à entendre des accents de résilience écologique. Cette séquence, qualifiée de « bucolique » par Bonnaffé, voit François Corneloup improviser tout en douceur, hors-champ quelque part, sans chercher en quoi que ce soit à illustrer le propos de Bonnaffé. Il est question de nature mais il ne ressent en aucune façon le besoin d’en restituer des sons, si ce n’est via le souffle dans son instrument. Quelques traits free sur un extrait des « Rêveries d’un promeneur solitaire » de Rousseau : belle manière de convier le public et, peut-être, son camarade de jeu, à perdre ses repères. N’empêche, Bonnaffé se saisit d’une trompette de poche et esquisse un blues sur lequel Corneloup le rejoint… mais pas tout à fait !

Nous sommes le 16 octobre 2021 : le lendemain, cela fera soixante ans que s’est déroulé le massacre des Algériens par la police française à Paris, alors qu’ils manifestaient pacifiquement pour l’indépendance de leur pays. Sur la livraison d’un poème de Ludovic Janvier évoquant l’évènement, « Du nouveau sous les ponts », Corneloup donne à ses notes de baryton des accents de muezzin. Une revanche poétique sur l’ignoble ratonnade.
« Et sur les trente à Nanterre
roués de coups précipités
depuis le pont dit du Château
quinze à peu près vont au fond
tir à vue sur ceux qui nagent
la France elle est bonne à dormir »
Ça fait froid dans le dos, vraiment.

Vient la séquence annoncée par le programme autour des textes de Joseph Ponthus, issu de l’immense roman en vers « À la ligne », qui narre les souvenirs de travail à l’usine - et de résistance à ce dernier - de l’auteur décédé en début d’année. Des dissonances de sax ne manquent pas d’évoquer les chaînes de la conserverie sur lesquelles Ponthus a travaillé. De-ci de-là émergent quelques notes de « L’Internationale ». Bonnaffé se lâche, se fâche et se met même à rapper un chouïa. Corneloup, lui, déroule un genre de boucle rythmique, comme endossant une fonction de DJ.

Les textes et la musique n’existent plus. Seule subsiste la sensation d’un instant d’émancipation collective, tant des artistes que du public. Une bousculade artistique fraternelle qui renoue quelque part avec l’une des origines supposées du mot « jazz » qui, selon certains, proviendrait de « jaser », ce verbe présumé occitan qui signifie « converser à bâtons rompus ».

par Laurent Dussutour // Publié le 28 novembre 2021
P.-S. :

Puisse le cycle « Un endroit où aller » renouer avec une programmation conséquente (il n’y a, hélas, plus qu’une seule proposition par an).