Joey Alexander
Warna
Joey Alexander (p), Larry Grenadier (b), Kendrick Scott (dm)
Label / Distribution : Verve / Universal
Mais quel(s) démon(s) l’habite(nt), ce fervent minot ? Le pianiste d’origine indonésienne, 16 ans d’âge, signe ici un album d’une détonante maturité.
Il est décidément en verve après avoir navigué avec l’écurie Motema pour ses précédents albums. D’aucuns trouveront alors la prise de son un peu sage, mais le propos est bien là. Avec résolution et tendresse. L’art du piano de celui qu’on avait un peu trop vite pris pour un énième enfant prodige voué à l’oubli, résonne des phrasés enragés et subtils d’une Mary-Lou Williams, du swing funky d’un Erroll Garner et, bien sûr, de l’ampleur et de la poétique d’un Ahmad Jamal. Peut-être le jeu en trio y est-il pour quelque chose. En tout cas, avec une rythmique assurée par les « grands frères » Larry Grenadier (son compagnonnage avec Brad Mehldau lui permet d’ouvrir des portes de la perception tout en tenant les murs de la maison) et Kendrick Scott (soutier de luxe sur les meilleures productions Blue Note ces dernières années), son initiation est faite. Ajoutons à ces compères quelques plages avec un percussionniste vénézuelien, Luisito Quintero, et la présence de la sublime flûtiste Anne Drummond, et ce disque crée un climat de classique instantané. Uniquement des compositions, sauf « Inner Urge » de Joe Henderson (un régal de déconstruction/reconstruction avec des séquences d’improvisation renversantes) et « Fragile » de Sting (un standard du tournant du siècle, une chanson de l’enfance de Joey).
« Petit prince du jazz » n’est plus si innocent que cela. Son jeu sensuel sur les premiers thèmes laisse à penser qu’avec ce disque il jette sa gourme, tant physiquement que sentimentalement. Sens de la mélancolie sur « Lonely Streets », ferveur et spiritualité en particulier sur la plage solo « Affirmation I » où, là, il semble se tenir sur les épaules du géant Herbie Hancock. Le trois temps « We Here » est un modèle de groove, où le pianiste se régale à pousser ses partenaires à donner le meilleur d’eux-mêmes, le leur rendant bien, confiant le thème à la flûtiste. Comme adoubé par ses pairs, il se permet de les provoquer sur « Affirmation III » (non, il n’y a pas de II), provoquant quelques joutes musicales dans un jeu de subversion des codes du trio jazz. Sur le dernier titre, ce fervent chrétien se nimbe de lumière : un gospel où la flûte fait songer à un ange, lui se faisant « preacher ». Joey est désormais vraiment entré dans les ordres du jazz. Tout ce qu’on lui souhaite, désormais, c’est de se laisser aller à ses propres démons.