Entretien

François Moutin & Kavita Shah : l’art du duo

Entretien réalisé à Aix-en-Provence, dans les loges du club JazzFola, avant le concert

Martial Solal, Kavita Shah et François Moutin

Forme rare dans l’histoire du jazz, le duo chant-contrebasse est un exercice confinant à l’épure, tant il met en jeu l’identité des protagonistes. C’est du moins ce qu’il ressort de l’entretien qu’ont bien voulu nous accorder Kavita Shah (K.S.), vocaliste new-yorkaise d’exception, dont la famille est originaire d’Inde, et François Moutin (F.M.), icône de la contrebasse, new-yorkais d’adoption. Leur album « Interplay », sorti en 2018, est à écouter d’urgence.

- On dit que ce duo provient d’une jam-session. Est-ce vraiment le cas ?

F.M. Non pas vraiment. En fait je jouais avec Amir Shafar et Nasheet Waits. J’avais entendu parler de Kavita avant. Amir la connaissait et l’a invitée sur scène pour le rappel. On a fait une impro totale et j’ai été complétement liquéfié par ce qu’elle a fait. Je suis allé la voir presque tout de suite pour que l’on fasse quelque chose ensemble.

- Et vous, Kavita, vous cherchiez absolument à faire un duo avec un contrebassiste ?

K.S. J’avais cette instrumentation dans l’oreille. Dans mes sessions avec François on avait ressenti cette connexion musicale mais aussi intellectuelle. Je cherchais à développer mes idées comme chanteuse et musicienne tant sur l’improvisation qu’au niveau de la technique vocale. Dans un duo voix/contrebasse on a beaucoup d’espace pour cela.

- La construction de l’album « Interplay » a-t-elle fait l’objet d’une pré-production avec d’autres instruments ou bien les plages avec Martial Solal sont-elles vraiment uniques ?

F.M.  Ces morceaux sont venus après. Au départ le projet était en duo. Quand Sheila Jordan a appris ce que l’on préparait, elle nous a proposé de participer, d’autant que c’est « la » mentor de Kavita. Alors je n’ai pu que proposer à mon propre mentor, Martial Solal, de participer. Il était emballé.
K.S. Pour moi c’était très beau d’enregistrer avec Sheila. Je l’ai rencontrée, un jour, par hasard dans le métro et c’est ainsi que je suis devenue musicienne de jazz. Je me demandais alors ce que j’allais faire de ma vie : continuer à travailler pour « Human’s Right Watch », entreprendre un doctorat ou… faire de la musique. Je ne savais pas comment aborder le monde du jazz new-yorkais, que je ne fréquentais qu’à la marge. Croiser Sheila ainsi à cette période de ma vie, assise là, en face de moi, cela fut comme un déclic. Elle a quatre-vingts onze ans maintenant et c’est vraiment une chance d’avoir pu l’intégrer dans notre projet : c’est plus que d’être sur scène ensemble. Je voulais enregistrer notre relation. Quant à l’idée d’une pré-production, c’est simple : nous n’avons écrit aucun arrangement préalable. Nous développions nos idées durant la session, et oralement. C’est ainsi que le tout a évolué.

Le jazz comme musique traditionnelle

- Entre le jeu de François nourri de la tradition jazz et les recherches vocales de Kavita dans de nombreuses autres cultures, comment est née l’étincelle créatrice ?

F. M. En fait Kavita participe aussi de la tradition jazz. Quant à moi j’ai participé à des projets de world-music, de pop-music aussi avec Crosby, Stills & Nash. La musique pour moi c’est la musique. Duke Ellington lui-même était ouvert à des styles très différents. Le jazz a toujours été une éponge à même d’absorber tous les sons qui l’environnaient, tout en les restituant au centuple. Le jazz se trouve au centre de tellement de musiques…
K.S. Pour ma part, j’ai effectué un master en jazz sous la direction de Dave Liebman. Pour moi le jazz est aussi une forme de musique du monde : c’est celle des afro-américains. Et j’ai grandi à Harlem, dans le même immeuble que Patience Higgins, un musicien de l’orchestre de Duke Ellington que tout le monde connaissait, même François ! Quand j’avais une vingtaine d’année et que mes ami.e.s descendaient en centre-ville, je cherchais pour ma part à fréquenter les clubs de jazz qui faisaient partie de mon quotidien. En outre, mon mari est aussi bassiste… Ce qui m’a toujours attirée dans le jazz c’est vraiment le fait que, quand on grandi en tant que personne de couleur aux Etats-Unis, on ne peut que s’identifier avec les luttes des minorités, avec le mouvement pour les droits civiques. J’ai toujours été intéressée par le jazz du fait de son lien avec l’histoire. De même pour la musique brésilienne, notamment de la région de Bahia : le lien avec la culture quotidienne est très fort. Pour moi ce n’est pas « le jazz contre le monde » : c’est « le jazz comme musique traditionnelle ».

- Pour vous François, est-ce que ce duo avec Kavita a été une marche supplémentaire dans votre accès à la culture américaine ?

F.M. C’est certain. Nous avons tellement en commun. J’ai grandi dans une famille bourgeoise de la banlieue Sud de Paris mais mes parents étaient tout de même des originaux. Mon père était photographe et directeur d’une publication consacrée à la mode dans les années cinquante, avec toujours un regard artistique, et ma mère était photographe de mode. Ma mère jouait du piano d’oreille, comme son père avant elle, et mon père était un fondu de musique, avec une collection de disques de jazz qu’il avait commencé à l’âge de dix ans. Donc, mon frère et moi avons grandi dans une atmosphère musicale baignée par Jelly Roll Morton, Fats Waller… qui furent nos premières idoles musicales. Nous les avons découvert dans un ordre très chronologique. Pour nous ces musiciens noirs américains étaient tout simplement les plus grands musiciens du monde. Bien sûr on écoutait attentivement Mozart et Bach mais on était attirés par le sens de la danse, la connaissance, la virtuosité et aussi l’âme qu’il y avait dans toute cette musique noire américaine. Alors pour moi, même si je n’en avais pas conscience quand j’avais six ans, le jazz est la première musique du monde. Après tout, il naît de la rencontre avec des traditions africaines et la tradition irlandaise : les pauvres noirs et les pauvres blancs qui, certainement, traînaient ensemble en Amérique du Nord. On peut l’entendre dans les harmonies du blues, qui viennent de musiques irlandaises et de musiques d’Afrique de l’Ouest. Et puis vinrent les juifs à la fin du dix-neuvième siècle. C’est de ce mélange que naît le jazz. Ainsi un Duke Ellington a incorporé tout cela dans sa musique. Tous les grands maîtres du jazz ont fait ainsi : Dizzy Gillespie avec la musique afro-cubaine, Stan Getz avec la musique brésilienne. Quant à l’improvisation, on sait que les musiciens classiques étaient capables d’improviser, et même autorisés à le faire jusqu’à ce que ce soit prohibé au dix-neuvième siècle.
K.S. Gabriel Fauré lui-même était un grand improvisateur
F.M.  Et dans le jazz tout le monde s’est retrouvé à même d’être interprète, compositeur, improvisateur. Un musicien tout simplement. Quand je suis arrivé à New-York, je me suis retrouvé immergé dans une communauté de musiciens noirs américains : Frank Wess, Benny Powell… toutes ces personnes vivaient dans le même immeuble que moi. Ce n’était pas à Harlem, certes, mais ils m’ont accueilli dans la communauté et ils m’ont amené jouer sur Lennox Avenue. Ainsi, quand j’ai rencontré Kavita, on était en quelque sorte au même endroit. Je savais qu’elle allait enrichir mon vocabulaire musical rien que par le fait que nous avions déjà beaucoup de choses en commun. Cela faisait un moment que je caressais l’espoir de faire un tel duo et la première fois que je l’ai entendue chanter, j’ai su que c’était une marche vers le haut.

On était en quelque sorte au même endroit

- Quelles sont les particularités de la voix de Kavita selon vous ?

F.M. Elle a une voix superbe. Je ne parle pas seulement du timbre et des qualités techniques qui sont évidentes. Il y a aussi tout ce qui se dégage, cette manière d’être une grande musicienne. Elle a une très forte personnalité et une façon de donner libre cours à ses idées, une acuité très rare.

- Et pour vous Kavita, quelles sont les spécificités du jeu de François qui vous ont convaincues ?

K.S. Au niveau technique je pense que c’est un des plus grands contrebassistes du monde. Surtout, il a une liberté d’expression qui m’a forcée à trouver ma propre liberté d’expression. Quand nous nous sommes rencontrés, je n’improvisais pas beaucoup. J’étais très réservée sur mes capacités. Un jour c’était possible, puis un autre jour ce n’était plus le cas. On ne peut pas vraiment institutionnaliser l’improvisation or souvent en jazz on dit que telle manière est la bonne, et telle autre ne l’est pas. C’est plutôt effrayant. Quand j’étais en master de jazz, j’essayais de me défaire de cette sensation. J’essaye toujours de retrouver ces sensations d’enfance quand, à l’âge de dix ans, je chantais dans un chœur d’enfants, en particulier « A ticket, a tasket » et « How High The Moon ». J’écoutais énormément Ella avec ces big-bands de l’époque et j’adorais ça. En grandissant, je me suis tournée évidemment vers le hip-hop, des musiques actuelles, mais je sentais que j’avais ces chants en moi. Mais je me demandais toujours comment j’allais faire pour moi aussi improviser et chanter librement. En travaillant avec François, j’ai redécouvert mes capacités de liberté et d’improvisation. Lui-même est tellement libre dans son expression, et très encourageant. Il entendait des choses dans mon chant dont je n’avais même pas conscience, alors que moi-même je doutais. En plus, de par sa grande maîtrise technique, il est à même de fournir du rythme et de l’harmonie, de remplir l’espace dans le contexte d’un duo qui n’est fait que d’une voix et d’une contrebasse.

Rencontre des âmes

- Les fréquences de la contrebasse ne se rapprocheraient-elles pas de la voix humaine ?

F.M.  Il y a effectivement quelque chose dans le grain de la basse. Mais le chant et la contrebasse s’accordent dans la mesure où les articulations de l’une et de l’autre sont respectées. On pourrait faire l’analyse spectrale des fréquences instrumentales mais ce qui fait que ça colle c’est du domaine de l’inexplicable. C’est émotionnel. Heureusement qu’il y a ça dans la musique. C’est ce qui rend les choses si belles. J’aurais pu tomber sur une autre chanteuse ou un chanteur avec qui ça n’aurait pas fonctionné. De même, elle, aurait pu tomber sur un bassiste avec qui cela n’aurait pas été possible. Il s’agit d’une rencontre des âmes avant d’être une rencontre des sons.

- Votre pratique de la pédagogie nourrit-elle votre art ?

K.S. On fait des master-class voix/contrebasse. Pour moi c’est une manière de partager et de rendre ce que j’ai reçu de mes mentors. De la même manière, on apprend beaucoup des étudiants : ça aide à consolider ce sur quoi on est en train de travailler soi-même puisqu’on doit formuler ses idées pour d’autres, ou bien les autres doivent eux-mêmes formuler des questions. Les questions que nous avons pendant ces master-class portent justement souvent sur le fait de jouer ensemble, d’interagir. Beaucoup de gens m’interrogent sur mes recherches sur les traditions vocales, ou sur le rythme. Et cela m’aident à comprendre mes propres capacités artistiques, à les contextualiser.

Quelles sont les perspectives pour ce duo ?

K.S. On a fait plus de cinquante concerts en 2019. On garde toujours du temps pour ce travail car il nous tient vraiment à cœur.
F.M.  On explore toujours de nouvelles pistes et de nouveaux matériaux.
K.S. Il y a tellement de chemins à emprunter… rien qu’une composition, cela peut être très simple. Comme « Utopian Vision » sur l’album : j’ai entendu François s’échauffer sur cette mélodie à la contrebasse et elle m’a tellement emballée que j’ai écrit des paroles dessus pour en faire un morceau. Dans tous les cas on tient à garder nos sessions d’exploration, à garder notre espace commun pour créer et être créatifs, sans pour autant prendre de décision catégorique quant à un album à tout prix. On ne veut surtout pas codifier cette liberté entre nous.