Chronique

Miguel Zenón

Música de las Américas

Miguel Zenón (as), Luis Perdomo (p), Hans Glawischnig (b), Henry Cole (dm)

Label / Distribution : Autoproduction

Le saxophoniste portoricain Miguel Zenón signe un nouvel album en forme de manifeste. Il s’agit pour lui de rendre justice à la diversité musicale de ces Amériques qu’il chérit, tellement il les connaît - et inversement. Loin de tout stéréotype latin jazz, même si l’on se doute qu’il n’en dédaignerait pas l’étiquette, il s’empare de l’Histoire d’un continent auquel on accole trop souvent le préfixe « sous ». Renversons les cartes, nous dit-il, et revoyons l’histoire à la lumière du jazz le plus excellent et le plus jouissif.
Avec mille et une nuances cependant. Comme ces éruptions de tendresse et de colère qui émanent de la première composition : tissée d’un swing tempétueux, elle restitue l’opposition fondatrice entre deux peuples premiers des Antilles, les « doux Taïnos » et les « féroces Caraïbes ». Les titres sont d’une durée certaine (entre sept et neuf minutes) car l’Histoire et les histoires contenues méritent d’être rappelées, un peu comme des mythes ontologiques. L’organisation des séquences musicales s’immisce dans ces dernières, les rendant presque palpables, plus que visuelles.

C’est particulièrement le cas sur « Venas Abiertas » : sous ce titre emprunté au classique paru en 1971, « Les Veines ouvertes de l’Amérique Latine » où l’Argentin Eduardo Galeano analyse le pillage des ressources humaines et naturelles par les puissances coloniales, le quartet dispense un art de la fugue et du contrepoint entre finesse et rage, par des interactions portées au pinacle, notamment entre saxophone et batterie. Plus que Zenón lui-même, c’est son saxophone qui se fait bolivarien, vecteur de décolonisation des consciences et des corps de son auditoire. Poétique, il a quelque chose de ce réalisme magique d’un Gabriel García Márquez, déployant des phrases qui, par leur aspect interminable et baroque, lorgnent vers l’infini.
Le pianiste Luis Perdomo s’immisce lui aussi dans cette quête de décolonisation des imaginaires, par un art plus que consommé des renversements. De même les autres compagnons de route, comme le contrebassiste Hans Glawischnig et le batteur Henry Cole, dont l’art de la conversation emprunte autant au conte de tradition orale et populaire qu’à quelque tentation « bachienne » savante. Polyphonies et polyrythmies nous plongent dans des univers oniriques aux racines anthropologiques, comme sur « Imperios », empruntant à quelque harmonie d’origine aztèque, ou encore sur « Bámbula » avec sa formule en 3-3-2 typique des musiques de la méso-Amérique, et sur « Opresión y revolución », dont les volutes de tambour vaudou déploient une spiritualité émancipatrice.

Le sérieux du propos ne doit pas faire oublier un authentique sens de la fête, comme un rituel savamment désordonné, qu’il s’agisse d’une invitation à naviguer en dansant (« Navegando »), ou de renouer avec une identité insulaire fière et joyeuse (« Antillano »). Tout le disque semble conçu comme un live « ready made », avec solos de basse et de batterie sur les dernières pistes. Et si finalement tout cela n’était que du jazz, semble dire Zenón, déployant des accents « parkériens » (façon de rappeler l’appétence caraïbe de Bird) et « rollinsiens » (ah cette citation furtive de « Pent-Up House », triturée jusqu’à la lie…) en dernière piste ? C’en est. Et du meilleur.

par Laurent Dussutour // Publié le 8 janvier 2023
P.-S. :

Avec : Paoli Mejías (perc), Daniel Díaz (perc), Víctor Emmanuelli (perc), Los Pleneros de La Cresta (perc)