Chronique

François Cotinaud Trio Algèbre

Topologie d’un manège

François Cotinaud (ts, cl), Daniel Beaussier (hautbois, cor anglais, ss, as, bcl), Pierre Durand (g) + Bruno Chevillon (b), François Merville (dms), Denis Charolles (dms)

Label / Distribution : Musivi

Il y a, dans l’énoncé du problème, une inconnue née d’une collision : celle de l’algèbre et de la géométrie, considérant que la topologie vise à étudier les propriétés de l’espace. Quitte à donner le tournis, s’est dit François Cotinaud, autant ajouter à cet imbroglio mathématique une difficulté supplémentaire : la rotation, manifestation physique d’un désir éperdu de mouvement perpétuel.

Et de mouvement, il est nécessairement question lorsque l’on tâche d’embrasser du regard le parcours du musicien. Clarinettiste et saxophoniste doté d’une jolie sonorité et d’un vocabulaire qui lui autorise bien des explorations, il n’a eu de cesse, depuis les années 70, de mêler sa propre musicalité à des contextes pour le moins divers. De l’improvisation pure à la musique contemporaine, des rencontres intimistes aux formations étendues, et des incursions dans les musiques orientales aux excursions transdisciplinaires : citons le Klangfarben Ensemble, qu’il dirige, et au sein duquel musiciens, chanteurs, danseurs, comédiens, plasticiens… interagissent et construisent, selon les indications données dans le langage du soundpainting de Walter Thompson, des œuvres au sein desquelles se dressent des passerelles entre les notes et les mots. Notes, mots, chiffres… On aura tôt fait le lien entre ces idiomes, l’appétit du musicien et la curiosité du compositeur. Nouveau langage, nouvelles possibilités.

Incertaines, mouvantes, fragiles, insaisissables, les formes, au premier abord déroutantes, deviennent rapidement rassurantes, au sens où l’on perçoit à tout moment la garantie d’une musique pleine de fraîcheur et de surprises. La corrélation entre l’écriture exigeante, contemporaine, et la beauté des discours musicaux qui s’enroulent les uns autour des autres fait qu’à aucun moment la musique ne devient absconse. On entend dans ces propos tissés l’héritage des musiques afro-américaines, l’esperanto des musiciens de jazz, ici mis au service d’une œuvre réfléchie, savante. S’y greffent d’appétissantes fragrances rock, portées par la guitare sauvage de Pierre Durand, que seules les perspectives de liberté semblent pouvoir dompter. Fidèle aux trajectoires qu’il emprunte dans son travail personnel, il se positionne ici par le choix de ses placements et par la diversité de ses sons comme un élément à la fois porteur et perturbateur du groupe, il crée des dépressions où s’engouffrent les lignes serpentines de Cotinaud et de Daniel Beaussier. Tous deux font montre d’un grand sens mélodique ; leurs phrases cheminent en parallèle, se croisent et se complètent, mais le propos collectif, tout comme les intentions individuelles, reste d’une parfaite lisibilité, servi par des sonorités maîtrisées jusque dans leurs moindres inflexions.

Au centre du disque, alors que la quasi-totalité des titres de morceaux renvoient à des notions scientifiques, un constat : « I Would Like To Be Free (But I’m Free Already) ». Comme une prise de conscience, au cœur de la tourmente mathématique, des infinies possibilités de déplacement, y compris durant les passages où l’écriture canalise l’ensemble comme les rochers imposent un chemin à l’eau, augmentant au passage la force du courant, qui rejaillit et s’éparpille ensuite avec d’autant plus d’intensité. Car si la musique d’Algèbre doit beaucoup à l’appétence de François Cotinaud pour les architectures complexes, elle s’épanouit au contraire dans une interprétation décontractée, nourrie des bons réflexes de musiciens habitués à réagir à flux tendu (le trio est composé d’échappés du SPOUMJ [1]), et de leurs rêves de beautés éphémères.

Sophistication et spontanéité s’y côtoient joyeusement, et les trames deviennent des fils conducteurs, alambiqués comme des scénarios pointus. Même si elle existe finalement peu en tant que telle, la formation à trois est à l’origine de savoureux échanges mélodiques, le jeu des uns tournoyant autour de celui des autres, chacun disposant, en dépit de nombreuses balises liées aux compositions, d’un espace total. Tout à la fois aérienne et chargée d’information, la musique cultive plus d’un paradoxe. Car elle semble susceptible de se laisser détourner par le moindre souffle, mais sait aussi s’arrimer à une pulsation plus présente. Le trio, sur la majorité des morceaux, s’adjoint les talents de trois musiciens dont on connaît l’habileté pour se fondre dans des contextes mouvants ou ancrer la musique dans de solides fondations rythmiques. Ainsi « Hologramme » trouve de nouvelles dimensions à mesure que Bruno Chevillon et Denis Charolles fixent les choses, tandis que Cotinaud et Beaussier troquent à mi-chemin leur clarinette et leur saxophone soprano contre un saxophone ténor et une clarinette basse.

Puisque l’heure est à la science, soulignons que les musiciens jouent aux géniaux petits chimistes en trouvant des solutions pour solidifier ou dissoudre la musique, créant un incessant va-et-vient entre des parties figuratives et d’autres plus abstraites, bruitistes et contemporaines. En cela, la sollicitation de deux batteurs au jeu radicalement différent apporte une diversité supplémentaire. Là où Charolles amène une sauvagerie à travers un jeu mariant le vocabulaire rythmique du jazz et l’énergie du rock, sur tout le dernier tiers du disque François Merville joue au paysagiste avec force effleurements et tintements, distillant, si l’on fait exception des délicates rythmiques d’« Algorythme », une pulsation non-dite et pourtant prégnante.

Le manège tourne vite, petit cyclone de couleurs et de joies. Au centre, ballotté entre des impressions diffuses dont le dénominateur commun s’appelle plaisir, l’auditeur se laisse gagner par le vertige que seuls les arts peuvent procurer, pourvu qu’ils aient du sens.

par Olivier Acosta // Publié le 28 avril 2014
P.-S. :

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[1Sound Painting Orchestra de l’Union des Musiens de Jazz, dirigé par François Jeanneau.