Chronique

Martial Solal Trio

Longitude

Label / Distribution : CamJazz/Harmonia Mundi

Solal le magnifique… On a déjà tellement écrit, et bien écrit, sur ce prince du piano qu’il paraît difficile de trouver d’autres formules encore pour qualifier sa musique, alors qu’il a fêté en août dernier — le 23 —, ses quatre-vingts ans.

Que retenir de ce nouvel album, Longitude, en trio avec ses fidèles, les frères Moutin, que nous ne sachions déjà ? Solal ne change pas la formule qu’il a mise au point à force de travail et d’entraînement. Sans développer d’émotion progressive, sans inclure de pathos, son jeu demeure intense et enlevé, et l’interprétation relève de la véritable frénésie — à moins que ce ne soit une vigueur permanente.

Toujours élégant dans les exposés harmoniqurs, inventif dans les improvisations, il garde la mélodie pour credo à condition de la déstructurer. Surtout (il en convient lui-même), mélodie n’est pas chanson. Donc, inutile de chercher à retenir le moindre air : Solal ne vous en laisse pas l’occasion. Mais il sait faire entendre autrement le chant profond qui sous-tend sa musique. La tension, d’ailleurs, est souvent à son comble, et ne retombe pas souvent.

Dix titres composent un album très cohérent avec trois standards seulement ; éloignés des versions « princeps », ils en deviennent presque des originaux tant ils sont triturés, décortiqués, réassemblés. On finit par reconnaître l’inusable et pourtant « sciante » mélodie de « Tea for Two » dans telle composition nouvelle, on en entend un fragment minuscule, une bribe mélodique lors de la pirouette finale, la déclamation des dernières mesures… C’est un peu la marque de fabrique de Solal, et il nous revient en mémoire sa fameuse série d’improvisations en solo sur France Musique, « en matinée », le dimanche après midi, il y a quinze ans.

Technique impeccable et vivacité joueuse sont au service d’un collectif intégrant des changements de cap fréquents, tempo et tonalité variant au long cours de cette navigation où l’écriture est notre boussole et où l’improvisation semble nous faire perdre le nord. Virant de bord au gré des vents (parfaitement maîtrisés) de l’inspiration, les Moutin sont toujours pertinents, toujours réactifs, et pressentent à merveille les variations imprévisibles du pianiste. C’est ce côté spectaculaire qui ressort dans ce trio si intelligemment brillant.

Côté rythmique, Martial Solal joue sur les ruptures, favorise digressions et discontinuités, loin du romantisme d’ordinaire assimilé au piano jazz. On perçoit plutôt une certaine dramatisation évoquant le cinéma [1].
Comme l’analyse fort justement Vincent Cotro dans Jazz Magazine (n°591) : « Mieux qu’une musique pour musiciens - ils en écoutent peu - un art de l’illusion, où ce qui nous touche est aussi ce qui nous éblouit. »

Une idée un peu saugrenue nous vient alors pour conclure : que peut bien penser Boulez de Solal ?

NB : Autre point positif à signaler concernant Cam Jazz : les notes de pochette sont dues à Dan Morgenstern, un des grands critiques de jazz américain et, faut-il le préciser, un des plus prolixes auteurs de « liner notes ». Chose rare de la part d’un Américain, il classe un jazzman européen, français de surcroît, parmi les plus grands pianistes au monde. Champagne !

par Sophie Chambon // Publié le 12 juin 2008

[1avec lequel Solal eut d’ailleurs des liens étroits (Godard et A bout de souffle)