Chronique

Sonny Rollins Trio

Live in Europe 1959

Sonny Rollins (ts), Henry Grimes (b), Pete La Roca (dm), Kenny Clarke (dm), Joe Harris (dm)

Label / Distribution : American Jazz Classics

1957 : Sonny Rollins commence à jouer sans instrument harmonique - après tout, il y avait déjà des groupes sans bassiste, formule expérimentée par le sax alto Benny Carter, ou par Charlie Parker avec Lennie Tristano et Kenny Clarke. Ce que d’aucuns devaient nommer « scrolling » est d’abord utilisé, un peu par hasard (allez trouver un pianiste au petit matin à Hollywood), lors des sessions californiennes avec Shelly Manne à la batterie et Ray Brown à la contrebasse, pour le disque « Way Out West », sur lequel le saxophoniste tordait déjà des thèmes ou adaptait des standards country and western. La formule sera réitérée live pour le Village Vanguard et, en studio, sur le monumental « Freedom Suite » (1958), revendication de dignité afro-américaine et de liberté musicale. Alors pourquoi ne pas la tester devant les publics européens, censément plus ouverts à la nouveauté que les publics nord-américains, en ces années cinquante finissantes ?
Entre Paris, Francfort, Zurich et Aix-en-Provence (une rareté, cet enregistrement dans la belle endormie), Rollins fait chanter et danser son ténor avec une générosité incomparable. Il a pour compagnons de route des funambules qui se régalent à jouer sans filet. Notamment l’immense contrebassiste Henry Grimes , celui que Mingus convia au Birdland en 1957 pour une prestation à deux contrebasses, qui devint l’un des musiciens les plus investis dans le free, et qui disparut des écrans pendant 15 ans avant de faire son come-back au début des années 2000 : sa capacité d’écoute empathique est telle qu’il fait montre d’une abnégation sans faille, au service du discours de son boss qui, au détour d’un rare chorus de basse, lui sert des harmoniques graves en signe du respect qu’il lui voue.
A Paris, Rollins embauche Kenny Clarke - l’inventeur des formules rythmiques magiques du be-bop s’est établi dans la capitale française, dégoûté par le racisme qui continue de frapper les génies créatifs de la nouvelle musique. Pour les autres villes européennes, par contre, il sollicite Pete La Roca, juriste et batteur d’exception qui jouera plus tard avec Coltrane ou encore Joe Harris, alors installé à Stockholm après avoir tenu les peaux et cymbales pour Bird et Dizzy à New-York. C’est riche de ces expériences (ah cette version de « Ladybird » de près de vingt minutes à Aix… [1]) que Rollins décidera de quitter la scène pour se concentrer sur une quête sonore pendant deux ans, jouant sur le pont de Williamsburg, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige ou qu’il fasse une chaleur étouffante, s’imprégnant des moindres vibrations urbaines pour se mettre au service d’une musique qui le dépasse…Si ceci est une autre histoire, il n’empêche : ces sessions européennes ont toute leur place dans la légende.

par Laurent Dussutour // Publié le 9 octobre 2022
P.-S. :

[1Pour la petite anecdote : cet enregistrement, à la fin duquel on entend Rollins déclarer « Je suis fatigué », est issu d’une jam-session le lendemain d’un concert à Marseille et a fait l’objet d’une édition pirate suite à quelque échange de bandes magnétiques auquel s’était livré, entre autres, Marcel Zannini