Tribune

Bob Cranshaw, marchand de Groove (1932-2016)

Hommage au contrebassiste disparu le 2 novembre 2016


Photo : Michel Laborde

Celui qui fut le pourvoyeur de basse pour Sonny Rollins pendant une cinquantaine d’années se définissait lui-même comme un « groove merchant ». Il est décédé le 2 novembre 2016 d’un cancer des os, à l’âge de 83 ans. Retour sur une carrière jazzistique forcément solidaire !

La première fois que j’ai rencontré Bob Cranshaw, musicalement s’entend, c’est sur une version du standard « Without A Song », par le quartet du Colosse du saxophone qui, outre le bassiste dont il est question ici, comprenait Jim Hall à la guitare et Ben Riley à la batterie (sur le fabuleux album The Bridge - 1962).
Perfection rythmique et mélodique dans l’accompagnement, solo – rare le solo de basse chez cet homme ! - exemplaire dans le jeu sur le thème et le phrasé, parfaitement raccord avec les intentions du leader (alors en plein « retour » après avoir décroché de l’héroïne et s’être ressourcé sur le pont de Brooklyn). La seconde fois que j’ai croisé la route de Melbourne (son vrai prénom) Cranshaw, c’était à Marseille, lors d’une prestation de Rollins, en 2013 : le patron n’avait alors pas daigné lui accorder la moindre once d’improvisation ! Au vu de son parcours, on comprend qu’il pouvait aussi bien choisir de ne pas s’exprimer en solo, faisant son job honnêtement, avec le talent qu’on lui connaissait.

C’est que Monsieur Cranshaw avait été éduqué dans la solidarité, dans la coopération et non dans la compétition. D’ascendance amérindienne et malgache, il est né et a grandi dans le borough d’Evanston, dans l’Illinois, une communauté manifestement apaisée. Son père, Stanley Irvine, était électricien et batteur de jazz, originaire de Kansas City, où il avait commencé le métier de jazzman (non, Kansas City n’était pas le Far-West mythifié par la légende parkérienne : c’était une des rares villes à avoir adopté une forme d’Etat-Providence local ). Son frère, Stanley, fut un brillant pianiste de jazz des environs de Chicago.
Sa famille avait adopté un orphelin juif, Emanuel, qui devait devenir vibraphoniste – seul membre blanc de l’Association for the Advancement of Creative Musicians et défendu, notamment par Bob, face aux ultras du nationalisme afro-américain. Lui se voit octroyer des cours de piano dès l’âge de 5 ans, se met à la contrebasse au lycée, pratique le tuba lors de son service militaire en Corée et forme le Modern Jazz Two avec le batteur Walter Perkins dans sa jeunesse – projet consistant à inviter des musiciens locaux pour des répertoires divers, dont le futur leader de l’AACM Muhal Richard Abrams. Solidarité donc et déjà une furieuse ouverture d’esprit, un don de soi pour faire avancer la musique sans se mettre en avant.
Ce sens de la coopération devait le conduire, vers la fin de sa vie, à s’investir dans le syndicat des musiciens, le « local 802 », et à se battre pour des retraites dignes pour les vieux jazzmen, car, indiquait-il « si nous ne le faisons pas, qui le fera ? » Il était d’ailleurs conscient des difficultés de la carrière de musicien professionnel : « Faites du jazz votre dessert, mais ne cherchez pas à en faire tout votre repas » était le conseil qu’il pouvait adresser aux candidats au métier.

Il n’avait pourtant pas forcément galéré, préférant la tranquillité de sa banlieue chicagoanne à la fange new-yorkaise, après un premier séjour de trois jours dans la Big Apple, en tant qu’accompagnateur de Cannonball Adderley. Quelques dates avec Carmen McRae dans la métropole le convaincront d’y revenir. C’est pourtant à Chicago qu’il est embauché par Sonny Rollins, via Walter Perkins, à l’occasion du festival Playboy ( !) en 1959 : le nouveau Maître du sax ténor est attendu par 68 000 fans dans le stade et le jeune bassiste ne l’a jamais rencontré… Coleman Hawkins, Louis Armstrong, Nina Simone… étaient à l’affiche et jouaient pendant que le Colosse se concentrait dans les loges et que son futur bassiste se faisait des sueurs froides ! A l’issue de ce concert, déjà sans pianiste, Bob Cranshaw est définitivement le bassiste inamovible de Rollins. Définitivement établi comme un des grands de la quatre-cordes, il croisera notamment la route de Lee Morgan (la ligne de basse de Sidewinder c’est lui !) et deviendra l’un des bassistes les plus prolifiques de l’écurie Blue Note.

Il ne se départira jamais d’une philosophie de la basse comme instrument pourvoyeur d’harmonie, au sens plein du terme. Avait-il hérité cette conception de sa fréquentation de Milt Hinton, dont il révérait le son majestueux, ou bien de Ray Brown dont il admirait le jeu percussif ? Ou, plus profondément, tirait-il cette posture de serviteur d’un ensemble des émotions ressenties dans l’enfance lorsque son père, également directeur d’une chorale gospel, le mettait au défi de chanter les basses, ce qui le confortait dans sa masculinité ?

Il se souvenait encore, il y a peu, d’avoir été transporté par un chœur orthodoxe russe à l’âge de 11 ans. Cette intimité avec les fréquences fondamentales lui permettra d’être immédiatement au service des chanteuses comme Sarah Vaughan, Ella Fitzgerald ou Peggy Lee, entre autres, et lui vaudra de devenir le bassiste attitré de l’émission télévisuelle « Sesame Street » - bluffant carrément le producteur musical de l’émission par son talent d’écoute et sa capacité d’empathie. Il était passé à la basse électrique tout simplement par souci d’adaptation aux réalités du travail de musicien de son temps, conservant un jeu chantant et solide.

Cet immense modeste affirmait encore, à quatre-vingts ans, qu’il encourageait ses étudiants à ne pas mésestimer ses confrères, eussent-ils un jeu différent du sien, tel Israël Crosby, le contrebassiste du légendaire trio de Ahmad Jamal, qu’il admirait tout en concédant que l’approche très mélodique de Crosby n’était pas la sienne. Son engagement au sein de l’AFM, le syndicat des musiciens, s’il lui a permis de bénéficier d’une « bonne retraite », comme il l’avouait, ne l’a pas empêché de continuer à tourner avec Sonny Rollins encore récemment – il avait une magnifique contrebasse ¾ à Marseille !
Malheureusement, les soins pour son cancer étaient si onéreux que la campagne de solidarité organisée n’a pas permis de prolonger sa vie.
Je ne peux qu’enrager face à la vacuité du système de sécurité sociale étasunien, en ces temps de marchandisation exacerbée, en particulier de la santé ! Quelque temps de plus sur cette terre pour ce grand Monsieur eût été bénéfique pour l’Humanité. Le marchand de Groove est passé…