Chronique

Guillaume Belhomme

Eric Dolphy

Label / Distribution : Le Mot et le Reste

Voici un ouvrage simple et précis, indispensable pour mieux comprendre le parcours de ce musicien étonnant, Eric Dolphy, qui a contribué à faire éclater les cadres du jazz, en l’espace de six années seulement. Mort à trente six ans, en effet, ce type qui ne pensait qu’à la musique a réussi à rester terriblement actuel, comme tous les météores dont la course s’est brutalement interrompue. Mais à la différence de son ami Coltrane, avec qui il partageait une même conception de la musique, sa disparition n’a pas entraîné de culte, ni pléthore de disciples.

Si Jean-Louis Comolli et Jacques Réda ont consacré très vite à Dolphy des pages superbes et essentielles, ce grand musicien n’a pas fait l’objet de beaucoup d’études ou alors non traduites en français. C’est que sans doute quelque chose résistait, dans sa musique, quelque chose de double (qu’il pratique la flûte, le saxophone alto, la clarinette, ou la clarinette basse), voire de paradoxal. Car Dolphy semblait vouloir s’en tenir à la beauté classique, à la rigueur de la norme et de la raison, mais était aussi passionnément attiré par le dérèglement. N’écoutant que la musique en lui, il était joué plus qu’il ne jouait un double jeu.

C’est ce que révèle la biographie de Guillaume Belhomme en vingt-cinq petits chapitres aux titres anglais explicites, autant étapes d’un parcours musical trop bref, illustrées par les pochettes des albums correspondants. On se rend compte qu’il s’agit de « musique avant toute chose », de rencontres décisives qui résultent en une discographie particulièrement abondante. Et pourtant, on ne retient quand on évoque le cas Dolphy, que le formidable Out to Lunch [1].

Ses collaborations sont été fructueuses ; citons le quintette du percussionniste Chico Hamilton et par exemple « Nice Day », thème principal de Jazz on a Summer’s Day, film consacré au festival de Newport en juillet 58). Le travail avec Coltrane est essentiel avec les albums Africa/Brass, Ole, sans oublier les concerts à Paris en quintette (1961), ou les précieux témoignages de la télévision allemande Sudwestfunk (Impressions).

Dolphy joue aussi avec Mal Waldron et Booker Little et, dès 1962, attiré par le travail de John Lewis et de Gunther Schuller, adeptes du « Third Stream », montre le désir de jouer des œuvres classiques comme le Concerto pour flûte de Mozart, preuve que tous les projets musicaux le passionnent. Prêt à de multiples expériences, il dirige par ailleurs diverses formations. L’impressionnant Mingus, qui l’avait accueilli dans sa troupe (Town Hall Concert), l’entraîne en février 1964 dans une tournée européenne. En dépit des supplications du contrebassiste, Dolphy ne rentrera pas en Amérique avec lui, espérant être plus libre sur le Vieux continent pour jouer sa musique. Malheureusement, il meurt très peu de temps après, à Berlin, des suites d‘un diabète mal soigné, le 29 juin 1964.

Formidable sideman, homme doux et sensible, discret dans la vie, presque jusqu’à l’effacement, il se sent néanmoins l’étoffe d’un leader, et ne s’exprime vraiment que dans la musique, même si quelque chose dans son jeu gêne le public de l’époque, encore peu préparé aux révolutions à venir : étaient-ce ses quarts de ton, imitant ces oiseaux qu’il admirait tellement, ou les fortes dissonances et autres écarts harmoniquesb ?

Sans doute, comme tous les très grands, était-il déjà ailleurs, incapable de s’intéresser aux questions de carrière, aux contingences matérielles. En cela, il rejoint d’autres grandes figures musicales, tels que Bix Beiderbecke ou Jimi Hendrix. Farouchement indépendant, celui que Jean-Louis Comolli qualifia de « passeur d’une rive à l’autre du jazz », occupe encore, près de quarante ans après sa mort, une place à part dans l’histoire du jazz. L’auteur, dans cette belle collection des éditions marseillaises Le mot et le reste, lui rend un hommage concentré qui ressemble au personnage par sa discrétion et son sérieux. Nullement hagiographique, mais au contraire pertinente, cette biographie éclaire le mystère de cet homme qui vivait en marge de son existence, détaché de tout sauf de la musique.