Entretien

Hasse Poulsen

« Kind of Red est un projet purement musical. Nous sommes des musiciens de jazz et nous jouons une musique qui se réfère à la grande tradition du jazz. Le jazz n’a pas de couleur. »

Photo : Michel Laborde

Autour d’une actualité discographique importante, qui va se poursuivre sur plusieurs mois, voici notre entretien avec le guitariste danois Hasse Poulsen, désormais installé en France.

- Commençons par Das Kapital : je remarque qu’avec la sortie de Kind Of Red sur Label Bleu, vous jouez sur les mots… Cela me rappelle d’ailleurs la naissance de ce trio, son nom d’abord : « Das Kapital », qui renvoyait au livre de Karl Marx. Une sorte de manifeste, discret certes, mais quand même, pour réexaminer notre monde à la lumière d’un penseur qui a souffert de l’histoire faite en son nom, mais qui est peut-être encore une référence théorique. Je me souviens aussi du projet « Lenin On Tour », que j’ai vu deux fois, dont une dans un Berlin agité par les manifestants de l’Ostalgie [1]. Alors, toujours « Rouge » ? Ou avez-vous laissé tomber tout ça ?

Disons qu’en ayant le désir de faire partie d’une société dans laquelle tout le monde peut trouver une place ; où les humains, comme la terre et les animaux, sont protégés des abus, où il est possible de vivre, de payer son loyer en tant que musicien/artiste, c’est clair que nous sommes et faisons toujours partie de ce qu’en France on appelle « la Gauche ».

Un drôle de « rouge », qui ressemble plus aux Bonnets Rouges de Bretagne
qu’à la forêt de drapeaux de Jaurès

Il y a beaucoup de références de couleur dans tout ça : Kind of Red sort sur Label Bleu. Label Bleu fait clairement référence à Blue Note, le label légendaire du jazz américain. Kind of Red fait à la fois référence au Kind of Blue de Miles Davis et à la couleur associée avec Das Kapital : le rouge.

Il faut se méfier des symboles et des couleurs : pour le moment, la France est gouvernée par un groupe de gens qui se revendiquent socialistes et de gauche, et cette clique devrait protéger le peuple contre les abus des puissants, mais en fait elle protège les puissants contre le peuple… c’est une drôle de « sorte de rouge », qui ressemble plus aux Bonnets Rouges de Bretagne qu’à la forêt de drapeaux de Jaurès. Comme Label Bleu, qui ne fait sûrement pas référence à la couleur fétiche de la droite…

Hasse Poulsen. Photo Michel Laborde

- Si je comprends bien, vous ne liez pas directement l’engagement politique et la musique. Dans une tradition qui remonte très loin, Coltrane disait, paraît-il : vous voulez connaître ma position par rapport à la question des noirs aux USA ? Écoutez « Alabama ».

« Alabama », c’est une bonne référence ! A part le fait d’être un morceau qui m’avait fortement marqué dans mon adolescence, ça a aussi été une référence directe pour Das Kapital pendant l’enregistrement de Kind of Red. Et même avant, pendant l’enregistrement de Conflicts & Conclusions.

Kind of Red est un projet purement musical. Nous sommes des musiciens de jazz et nous jouons une musique qui se réfère à la grande tradition du jazz. Le jazz n’a pas de couleur, Miles a peut-être voulu symboliser le cool avec son Kind of Blue mais il n’avait pas vraiment le blues, et son blues était d’une vérité abstraite : c’était de la musique moderne. C’est dans cet esprit que nous avons fait la musique de Kind of Red. Le rouge c’est aussi le cœur et la passion. Mais Kind of Red est cool (presque blues, des fois)… et donc, au fond, Kind of What ?

- Langston Hughes [2] est (un peu) à la mode. Pour preuve, le succès de Leyla McCalla et de son disque dédié à ce poète. En quoi est-il important pour nous (pour vous) aujourd’hui ? Que faudrait-il éditer ou rééditer de lui ? Comment vous inspire-t-il dans votre musique ?

Ça ne m’étonne pas que Langston Hughes soit « un peu » à la mode. Je ne connaissais pas Leyla McCalla, j’ai écouté son disque ce matin, et c’est très beau. Et il y en a beaucoup qui vont dans ce sens. Hier soir, Stéphane Payen m’a joué un morceau de Mingus autour d’une récitation d’un texte de Hughes…

Ce qu’il y a de spécial avec les poèmes de Hughes, c’est qu’on entend la musique dans ses paroles. On entend du rythme, des mélodies, des progressions harmoniques. Dans son écriture, il va dans beaucoup de directions : il écrit des blues dans la forme la plus basique du blues, il écrit des poèmes abstraits qui correspondent à la musique contemporaine (avec laquelle il a beaucoup travaillé aussi), il écrit des textes rap, des proclamations, des plaintes, des rimes d’amour… c’est très riche.

Je suis tombé sur un poème, « Democracy », en cherchant des poèmes sur la démocratie pour une création avec Das Kapital pour le festival Les Détours de Babel, il y a trois ans. Il existe très peu de poèmes sur la démocratie. Ce grand sommet de la culture humaine a reçu peu de louanges par les artistes. Il y a des millions de poèmes qui nous exhortent à aller casser le crâne de notre voisin… Et là, le poème de Langston Hughes :

« Democracy will not come today, this year, nor ever
through compromise and fear.
I have as much right as the other fellow has
to stand on my own two feet and own the land.
I tire so of hearing people say :
let things take their time, tomorrow is another day.
I do not need freedom when I’m dead
I cannot live on tomorrow’s bread.
Freedom is a strong seed,
Planted in a great need.
I live here, too. I want my freedom,
just as you. »

Là dedans, j’ai entendu Coltrane, Elvin, Martin Luther King. J’ai entendu la fierté et l’évidence : « Moi aussi, j’habite ici. Je veux ma liberté, tout comme toi. »

Et là, le Danois installé en France a entendu quelque chose aussi : ce message est universel, nous voulons TOUS notre liberté. Nous habitons TOUS ici. Ce n’est pas noir ou blanc - encore cette question des couleurs - c’est tout le monde. J’ai entendu cette voix, j’ai cherché d’autres poèmes, et c’est fantastique.

Vous voulez peut-être aussi parler de la mode en écoutant « Refugee Road » que Luc Ex a mis en musique il y a deux ans ? Ce n’est pas une question de mode. De la même manière que les Afro-Américains se réfèrent à l’Exode de Moïse pour illustrer leur propre exode, nous pouvons tous nous retrouver dans la souffrance et l’espoir de Hughes ou Martin Luther King. Pour aller plus loin dans cette idée : l’Holocauste n’est pas une affaire juive, c’est une catastrophe universelle pour l’humanité.

Et c’est ça qui transparaît aujourd’hui dans les poèmes de Hughes : il parle pour tout le monde. L’amour ? Ses poèmes auraient pu être écrits à l’époque de Shakespeare, par un troubadour avec un luth entre les mains. De même, dans ses revendications politiques : il parle pour moi comme pour toi. Parfois, bien sûr, il y a des poèmes qui sont très liés à leur temps et aux problèmes spécifiques de leur époque, mais les autres…

« I dream a world where man, no other man will scorn, where love will bless the earth and peace its paths adorn. »

Et là, pour reparler un peu de musique : « But softly as the tune comes from his throat, trouble mellows to a golden note. », j’ai demandé à Luc Ex et Mark Sanders de me suivre dans cette aventure. Ce sont des musiciens qui viennent de la musique libertaire : ils veulent improviser et constamment pouvoir changer la musique.

Travailler avec beaucoup de monde : oui !
En dépendre : non !

L’année dernière, j’ai sorti le CD de chansons The Man They Call Ass Sings Until Everything is Sold. Et ce sont vraiment des chansons. J’aime beaucoup les chansons comme forme, comme musique, mais il y a une part de moi-même qui n’est pas satisfaite en restant à l’intérieur de ces formes très définies. Seulement voilà : comment ouvrir une chanson sans la perdre ? Avec Luc et Mark, le chaos est toujours présent, et avec lui le monde de l’inspiration instantanée. Donc, pour garder un équilibre, j’ai demandé à Debbie Cameron d’être la chanteuse. Elle vient du jazz, du gospel et de la soul (et des Etats-Unis), ce qui va très bien avec les mots de Hughes. Elle a fait beaucoup de variété au Danemark où elle habite (elle a représenté le Danemark à l’Eurovision)… Pour moi la pop est une musique extrêmement contrôlée et j’apprécie beaucoup cette discipline et toute la connaissance de l’interprétation des mots, des rythmes. Je vois mon propre rôle dans le quartet comme le lien entre ces divers mondes. Et en plus, je suis le soliste, l’instrument principal, un rôle que je ne prends pas si souvent.

Nous avons joué une série de concerts cette année et je sens que les morceaux sont en train de prendre une identité précise qui nous permet d’être plus libres et davantage dans l’instant. C’est un long processus et avec ce groupe, c’est très plaisant. Les futurs concerts sont comme des promesses de futurs bonheurs.

Hasse Poulsen. Photo Michel Laborde

- Das Kapital Records, c’est un label que vous avez voulu, souhaité. Est-il partagé avec d’autres ? Quels sont vos repères et vos « identifications » par rapport à l’édition de disques ?

Il y a 20 ans, j’ai fondé mon premier label au sein d’un collectif à Copenhague, AV-ART records. J’ai donc vu et vécu les forces et les faiblesses des collectifs artistiques.

Le succès commercial me paraît être une prison artistique et personnelle

J’ai toujours pensé que les ouvriers devaient posséder les moyens de production, pour maintes raisons. Une de ces raisons, c’est que je me vois comme un artiste peintre et les disques sont à la fois mes expositions et mes toiles. Je m’improvise dans le rôle de galeriste (concrètement AV-ART était une galerie à Copenhague, ouverte en 1990) et marchand d’art (disques). Je ne suis pas très fort comme businessman, parce que mon intérêt principal est la musique. Une fois le CD sorti, la musique existe et reste disponible pour tout ceux qui s’y intéressent. Je vois très bien que la vraie édition de disques est une toute autre histoire mais il y a des pour et des contre dans chaque aventure. Si on veut avoir du succès commercial, il faut faire certaines choses et en éviter d’autres. Ce sont des choix que, dans la perspective de mes désirs dans la vie, je n’ai pas envie de prendre. Je trouve le prix à payer beaucoup trop élevé ! Le succès commercial me paraît être une prison artistique et personnelle. Et il y a des raisons pour lesquelles je joue du jazz et j’aime la musique improvisée et contemporaine. J’aime écouter la musique dans les clubs et dans les salles de petite taille. Je ne suis jamais allé voir un concert dans un stade. Je pense que l’indépendance et la liberté sont très liées au fait de ne pas dépendre de trop de monde. Travailler avec beaucoup de monde : oui ! En dépendre : non !

De toute façon, l’art est une « petite chose » : un poète qui écrit des mots sur une feuille de papier, un musicien qui laisse ses mains divaguer sur son instrument… L’autre jour, à l’Académie des Arts, j’ai vu une toile qui représentait la visite du Tzar Nicolas II à l’Académie des Arts. Quel ennui ! Je suis sûr que chaque personne présente se demandait ce qu’elle faisait là. L’art n’est pas médailles, institutions et congrès. L’art est une « petite chose », un rapport personnel avec la vie. Le grand est dans le petit.

- Parlons de votre duo avec Hélène Labarrière, Busking… Hélène a été l’une des premières en France à vous faire jouer avec elle et avec son quartet.

Le duo avec Hélène est un nouveau chapitre dans une longue histoire. Nous aimons tous les deux les chansons (comme vous avez pu le remarquer) et dans le duo nous jouons des chansons des Beatles, de Dylan, Berger, Stromae, Feist…Je pense au pianiste Jan Johansson et à son travail sur les chansons suédoises. Vous connaissez sûrement son Jazz på Svenska, qui est pour les scandinaves ce qu’est Kind of Blue au niveau mondial.
La grande difficulté quand on joue des chansons dans leurs versions purement instrumentales, c’est de garder l’esprit de la chanson. On connait tous des versions « supermarché » des chansons des Beatles ou de Dire Straits par exemple, qui sont comme de méchantes caricatures des originaux. On connait aussi les versions jazz qui revèlent des qualités insoupçonnées des chansons populaires, comme Red Garland qui, en jouant « Billy Boy », élève une comptine dans les sphères du grand art.

En réalité, l’art peut aussi bien se trouver dans le banal que dans les grandes profondeurs. Et le jazz est l’art de ces paradoxes : on trouve la brutalité à côté de la sensibilité la plus fine, le vulgaire côtoie le distingué, la sentimentalité trouve sa place en compagnie de l’art cérébral. Pour moi, Busking est un grand retour vers une tradition basique du jazz : la tradition de jouer avec des belles mélodies.

- Pourquoi et comment êtes-vous venu chez nous ? Avec quel projet ?

Je suis venu en France par hasard, j’ai rencontré des musiciens qui m’inspiraient beaucoup et surtout, je suis venu dans un pays où l’art avait une grande place et dans lequel on a le droit de penser. Et le jazz y était considéré comme un art important et les musiciens de jazz pensaient. Et ils parlaient, et beaucoup ! Tous les jours je découvre un peu plus la France. Et la France est devenue mon pays.

- Avec Tom Rainey, comment s’est fait le lien ?

J’avais demandé à Tom de faire partie de mon quintette « Progressive Patriots » en 2008 et depuis, nous avons fait quelques tournées. Avec Open Fist, j’ai voulu faire complètement autre chose : une musique sans artifice, deux personnes qui jouent dans l’instant. En écoutant Tom vous allez être étonnés par le fait que tout ce qu’il fait est nécessaire. Chaque frappe est à sa place – et quelle place ! À mon avis, c’est un des plus grands batteurs du monde du jazz. Mais avant tout, c’est un artiste qui se cherche par la musique.

Avec Open Fist, nous avons joué, et il y a du temps, du drame, des sons. C’est une musique avant d’être l’idée d’une musique. C’est une autre face du jazz et c’est une autre face de moi. C’est un Hasse qui se manifeste de temps en temps sur The Langston Project et un peu sur Kind of Red  : c’est brutal, il n’y a pas de mélodies, pas de thèmes, c’est improvisé. C’est enregistré dans un sous-sol parisien, en studio, soit, mais on avait l’impression d’être dans un parking. Et croyez-moi, je trouve souvent les parkings publics très beaux ! Le graphisme, le béton, les formes d’escargot que suivent les voitures. C’est beau sans vouloir l’être et ça me plaît. Comme la musique sur Open Fist.

par Philippe Méziat // Publié le 20 décembre 2015
P.-S. :

Les disques à venir.

The Langston Project (Das Kapital Records / L’autre Distribution).

Das Kapital, Kind of Red (Label Bleu, / L’autre Distribution). Sortie vinyle : Disquaire Day 2016.

Hélène Labarrière - Hasse Poulsen, BUSKING (Innacor Records, L’Autre Distribution)
Concert de sortie : le 17 février au Théâtre d’Ivry (Sons d’hiver).

Hasse Poulsen - Tom Rainey, Open Fist (Becoq records)
Concert de sortie printemps 2016, date à définir.

[1Rappelons qu’on nomme ainsi les « nostalgiques » de l’Allemagne de l’Est.

[2Ce poète et écrivain afro-américain a été l’un des fers de lance de la réflexion sur la place des africains-américains dans la société US des années 50 et 60. Il a enregistré avec Charles Mingus et publié un petit livre admirable, en collaboration avec le photographe Roy De Carava, en 1955, sous le titre « The Sweet Flypaper Of Life ».