Scènes

Scène hyperactive au Copenhagen Jazz Festival

Festival de jazz et rencontres internationales à Copenhague.


Conformément au principe qui orchestre le plus grand festival de jazz d’Europe, ce sont des dizaines de mini-festivals qui sont abrités sous le parapluie de l’organisation principale Copenhagen Jazz Festival. Invité dans le cadre du JazzDanmark’s International Corner, Citizen Jazz représentait la France - en tout cas, nous en étions le média jazz attitré. JazzDanmark organise donc cette rencontre en invitant des professionnel.le.s du monde entier à venir échanger avec une sélection de structures danoises impliquées dans le jazz. Ce fut l’occasion de consolider quelques liens et d’en nouer de nouveaux.

Michał Biel et Gintė Preisaitė © MJ

Deux musiciennes découvertes ici même il y a deux ans, les pianistes suisse Margaux Oswald et lituanienne Gintė Preisaitė , ont finalisé un parcours au RMC, la fameuse école de musiques de la capitale, pôle d’attractivité européenne et pivot de la scène de musique improvisée. Elles joueront à plusieurs reprises avec divers projets.

Le collectif Barefoot s’est installé au cinéma Biograf, petite salle d’art et d’essai, à l’étage de la Huset, un lieu culturel très fréquenté. Parmi les projets présentés, il y avait le Barefoot All Stars, avec aux anches Maria Dybbroe, Sven Dam Meinild, Carolyn Goodwyn et Nana Pi ainsi que Henrik Olsson (g), Kasper Tom Christiansen (d) et Håkon Berre (d) (le trompettiste Tomasz Dąbrowski était absent). Tout ce petit monde s’est serré autour de la scène et sur l’écran était projeté une vidéo mixée en direct qui parle de terre plate, d’intelligence artificielle, de chemtrails, de sexualité, etc. Le genre de décalage humoristique qui fonctionne encore mieux avec les images et la musique. Cette longue plage musicale fait œuvre commune avec les thématiques, et les strates sonores se superposent avec aisance. Puis la soirée se poursuit avec une pièce en solo du guitariste Henrik Olsson, toujours accompagné d’une projection vidéo. Il semble étrangler les cordes de sa guitare pour les faire crépiter, sèchement, s’entrechoquer pour former un ensemble presque orchestral et très bruitiste.

Maria Dybbroe, Carolyn Goodwyn et Nana Pi : Coriolis © MJ

Le lendemain, ce sont les trois souffleuses du collectif qui se produisent, tout habillées de blanc, sous l’intitulé Coriolis, et qui s’inspirent de pièces pour violon de Béla Bartók. Les mélismes autour des mélodies, les bribes de phrases, quelques soubresauts, s’échangent entre les musiciennes, avec souplesse. On peut sentir la force de Coriolis dans ces interactions et les unissons glissants, les polyphonies aériennes aux sons bruitistes plein d’air. Cette musique à trois illustre bien la vigueur du collectif. Il faut noter également que Maria Dybbroe est à l’initiative d’une compilation spéciale, intitulée MEUF, et qui regroupe des pistes issues d’enregistrements divers (studio ou concert) sur lesquelles ne jouent que des musiciennes (les trois de Coriolis, Laura Toxværd, Signe Emmeluth, Maja S. K. Ratkje, Marilyn Mazur, etc.).

ILK festival au 5E © MJ

D’un collectif à l’autre, voici le camp de base de ILK depuis des années, la salle 5E à Kødbyen. Ici, c’est un festival dans le festival : stand de disques, bar de plein air, restauration. On peut y rester des heures, beaucoup de musicien.ne.s y terminent même les soirées. Au milieu de cette agitation hygge, les concerts présentent les groupes affiliés au collectif ILK.
Le groupe du guitariste norvégien Hein Westgaard présente un nouveau répertoire à la croisée des esthétiques, écrit et improvisé, en compagnie de Margaux Oswald (p), Sture Ericsson (sax), Erik Kimestad (tr), Rune Lohse (d) et Aurelijus Uzameckis (b). Devant une salle pleine et chaude, le programme avec partition est un joyeux mélange déstructuré de groove, d’orchestration cinématique, de contraste porté par une finesse dans l’expression. C’est la clarté dans la confusion chère à Claude Lelouch. Voilà un programme qui doit bien sonner sur disque.
La pianiste Margaux Oswald présente son duo avec le génial trompettiste/bugliste Kaspar Tranberg. Sur la petite scène sans estrade, le piano droit est désossé pour un meilleur son. Le duo est magnifique, aussi inventif et inspiré que sur le disque, amplifié par la force de l’acoustique. Tranberg est un musicien à la technique irréprochable et à l’énergie débordante tandis qu’Oswald, devant le clavier, est une cascade qui éclabousse tout de mille notes. Elle joue du plat de la main, comme si elle massait le piano. Et entre les acmés orgiaques, quelques moments suspendus, du silence et même de beaux accords de blues, patinés par l’âge.

Mark Solborg, Almut Kühne et Francesco Bigoni : Hands © MJ

Le guitariste Mark Solborg, membre fondateur du collectif ILK [1], présente le trio Hands avec la chanteuse allemande Almut Kühne et le clarinettiste et contrôleur de mouvements italien Francesco Bigoni autour d’un programme écrit sur le mouvement des mains. Ce programme étonnant commence par un effet venteux, aérien, avec les mains de la chanteuse qui s’agitent au gré des mots et des syllabes, une musique qui est modifiée en direct à l’aide d’une sorte de thérémine par Bigoni, dont les mains s’agitent également au-dessus de ses machines. La musique écrite est jouée de manière versatile et enjouée, flottante. Il y a des passages qui font penser à de la musique de film de science-fiction, du Ligeti.

Dans le quartier de Christiania, le Christianshavns Beboerhus est un centre culturel avec une toute petite scène au rez-de-chaussée, un bar, une cour arborée et à l’étage, les bureaux du festival.

PESH à Christianshavns Beboerhus © MJ

PESH est né dans les rangs de l’International Jazz Platform. C’est un groupe constitué de musicien.ne.s européen.ne.s qui ont d’abord appris à se connaître puis à se reconnaître. Citizen Jazz ne s’y est pas trompé en mettant la batteuse Patrycja Wybrańczyk en UNE au mois de mars 2023. Entourée de Emil Miszk à la trompette, Sondre Moshagen au piano et Håkon Huldt-Nystrøm à la contrebasse, le quartet fait circuler beaucoup d’air dans l’espace musical. La modernité se lit dans les ruptures, les rythmes et les échanges. Patrycja Wybrańczyk tient de Gard Nielssen cette façon de doubler mélodiquement sur sa batterie les phrases des autres musiciens et brille par sa maîtrise des mailloches sur les toms. Le groupe joue sans partition, ce n’est plus nécessaire à ce stade. Jeune et prometteur, ce genre de quartet est sans aucun doute un marchepied.

Simon Forchhammer, Michaela Turcerova, Michał Biel et Gintė Preisaitė © MJ

La pianiste lituanienne Gintė Preisaitė joue avec un trio constitué, qui réunit la saxophoniste slovaque Michaela Turcerova ainsi que le batteur danois Simon Forchhammer. Pour ce concert, le trio a invité un saxophoniste mais surtout bidouilleur de bandes magnétiques, le Polonais Michał Biel.
Biel vient brancher des capteurs et micros dans le piano ou sur la batterie pour mixer en direct les sons, en manipulant de vieux magnétophones de type Revox. Ça joue calme, par stries. Preisaitė recherche la résonance, joue avec la pédale, les touches enfoncées, les effets harmoniques. Turcerova survole en longues notes tenues, le piano préparé devient pointilliste, aléatoire. Puis le ton monte, le grondement s’amplifie. Le tutti est énergique, Biel vient contrer l’alto avec son soprano, bidouille ensuite les pistes de la batterie pour un rendu plus intense.

Gintė Preisaitė, Jonas Engel, Asger Thomsen et Håkon Berre © MJ

Parmi la centaine de lieux officiels qui accueillent les concerts du festival, certains sont assez atypiques, comme deux anciennes églises transformées en salles de concert. La plus célèbre et active est la Koncertkirken mais la petite Literaturhaus du quartier de Nørrebro est le lieu de concerts intimistes et acoustiques comme celui qui réunit quatre improvisateur.trice.s : Jonas Engel aux anches, Gintė Preisaitė au piano, Asger Thomsen à la basse et Håkon Berre à la batterie. Ici, il y a un piano à queue et il est préparé par la pianiste. Le soufflant, lui, utilise beaucoup d’accessoires pour détourner les sons de sa clarinette et de sa trompette à embouchure de saxophone ! La pianiste use avec régularité du croisement des mains sur le clavier et de mains superposées pour du note-à-note rapide et dense. Le bassiste se fend d’un beau solo parmi les vibrations et grincements des trois autres. Rugissements de reptiles au soleil. Jonas Engel s’inspire de Roland Kirk et s’enroule dans une tuyauterie musicale tandis que Preisaitė joue ramassé, mélodique et répétitif, avec un léger décalé. L’acoustique de l’ancienne église donne toute sa force à cette musique entièrement improvisée.

C’est à la Koncertkirken que se fait l’entorse à la scène danoise avec le groupe suédois de la pianiste Karin Johansson, ORD. Sur scène, c’est le disque qui est joué, tant la musique colle aux textes : le programme est structuré autour de la voix. La beauté de cette musique sur scène surpasse le disque. L’ensemble sonne souvent comme un orchestre alors qu’il s’agit d’un quintet. Le son boisé et acoustique porte à merveille cette poésie suédoise et la dynamique est amplifiée par la résonance de la salle. Un moment de grâce inégalable.

Erik Kimestad, Mads Egetoft, Kresten Osgood, Mathias Petri et Jeppe Zeeberg © MJ

Enfin, que serait un festival de jazz à Copenhague sans quelques concerts impliquant des hordes d’Indiens galopant à travers la prairie ?

Le batteur multicartes Kresten Osgood a donné plusieurs concerts lors du festival dont celui avec son quintet au studio H15 à Kødbyen. La salle était pleine et les micros enregistraient pour un disque à venir. Sur scène, enchevêtrés comme ils pouvaient, Kresten Osgood, Erik Kimestad (tr), Mads Egetoft (ts), Jeppe Zeeberg (p) et Mathias Petri (b) ont donné le troisième et dernier concert de leur série. Ils étaient donc bien chauds et bien rodés. Kresten Osgood met en scène les morceaux, raconte l’histoire du jazz et avec un humour à froid, emporte avec lui l’adhésion d’un public déjà conquis. Le quintet joue ce jazz qui vient tout droit de la tradition bop, mais avec un grain de folie moderne qui fascine.

Horse Orchestra au Christiana Jazz Club © MJ

Enfin, le fameux Horse Orchestra jouait au club de jazz de Christiania, en plein cœur du quartier autonome libertaire. La petite scène en longueur ne permet pas de voir tous les musiciens d’un coup d’œil, d’autant que dans la salle, des poteaux assez larges assistent également au concert… Le groupe compte de nombreux fans ici et la salle est pleine, l’ambiance est électrique. Jeppe Zeeberg présente les compositions et anime la soirée. On retrouve tout le sel de ce groupe dans l’énergie, les costumes, la joie et dans cette puissante musique collective et orchestrée, qui s’écoute autant qu’elle se danse.

L’avantage de ce festival, c’est de pouvoir assister à toute la programmation officielle, avec de nombreux.ses musicien.ne.s américain.e.s en tournée, sur des grandes scènes, mais aussi aller voir des propositions plus avant-gardistes et moins connues dans les salles de concerts de la ville et enfin plonger dans le monde plus discret de la scène improvisée danoise, éparpillée façon puzzle dans de nombreux petits lieux où parfois même la jauge dépasse à peine l’effectif sur scène !

par Matthieu Jouan // Publié le 20 août 2023

[1Dont nous allons reparler prochainement car il vient de produire un triptyque musique-livre étonnant.