Scènes

Heiner Müller rencontre le hard rock

Au Théâtre des Bouffes du Nord, André Wilms habite un Heiner Müller caustique et désabusé, dirigé et mis en musique avec un trio rock par Mathieu Bauer.


Au Théâtre des Bouffes du Nord, André Wilms habite dans Qu’on me donne un ennemi un Heiner Müller caustique et désabusé, mis en scène et en musique avec un trio rock par Mathieu Bauer.

Assis sur une chaise face au public, pupitre ouvert, André Wilms, faiblement éclairé, mêle la langue natale de Heiner Müller et quelques bribes tragi-comiques d’anglais avec la traduction française. Derrière lui, Mathieu Bauer, Lazare Boghossian et Sylvain Cartigny (respectivement batterie, sampler et guitare), accompagnent les mots du poète, d’abord avec une reprise ironique de « Back in the USSR », puis avec des chansons rock propres dans leur volonté d’être sales. C’est une lecture améliorée comme on en voit souvent aux Bouffes du Nord, qui offre à André Wilms pour la deuxième année consécutive (après Max Black de Heiner Gœbbels à la saison dernière) une tribune bien placée pour déployer l’étendue de ses talents : une voix profonde et grave qui a le don d’être à la fois sérieuse et comique, une présence qui éclipse toutes les autres, et une incarnation du langage qui rendrait clair le plus obscur des textes — et avec Heiner Müller, ce n’est pas une mince affaire.

Si le spectacle d’un acteur aussi génial est toujours agréable, les lumières et les projections sont celles d’un banal concert, aussi ferme-t-on les yeux. Aussitôt, l’aspect radiophonique de la pièce saute aux oreilles, et il n’est même plus besoin de regarder les sur-titres pour comprendre une langue qui s’est muée en musique, entrelacée aux soubresauts de la batterie et aux lignes de la guitare (on pense alors aux pièces radiophoniques d’Heiner Müller et Heiner Gœbbels, les Höchstücke). Quelques bruits s’ajoutent çà et là sans que l’on sache exactement d’où ils viennent, tandis que les crescendos s’apaisent doucement pour laisser place à cette savoureuse relecture de la mythologie grecque qu’est La libération de Prométhée. Enchaîné à son rocher, Prométhée coule des jours heureux jusqu’à ce que cet imbécile d’Héraclès vienne le libérer, le privant de la compagnie de son seul ami, l’aigle qui lui mange chaque jour le foie. On rit, évidemment, à l’écoute de ce contre cruel de la servitude volontaire, pendant que Wilms, après un signe de direction au groupe, répète certaines phrases comme un refrain.

En 2003 déjà, André Wilms habillait la musique avec ses mots — puisque c’est finalement de cela qu’il s’agit — dans Drei Time Ajax où Mathieu Bauer avait mis en scène une parodie éclatée du personnage d’Heiner Müller avec sa compagnie, Sentimental Bourreau. Dans Qu’on me donne un ennemi, Ajax revient aussi, dans ce poème de fin de vie où l’auteur raconte l’Allemagne, la révolution qui se mord la queue comme l’aigle mange le foie de Prométhée, et enfin se raconte lui-même.

"Dans les débits de livres les best-sellers
S’entassent Littérature pour idiots
À qui la télévision ne suffit pas
Ou le cinéma qui rend débile plus lentement
Moi dinosaure mais pas de Spielberg me voici
Réfléchissant à la possibilité
D’écrire une tragédie Sainte noblesse
Dans un hôtel de Berlin capitale irréelle
Par la fenêtre mon regard tombe
Sur l’étoile Mercedes qui tourne
Mélancolique dans le ciel nocturne
Au-dessus de l’or dentaire d’Auschwitz et autres filiales
De la Deutsche Bank sur l’Europacenter
Europe Le taureau est abattu la viande
Pourrit sur la langue pas une vache n’échappe au progrès
Les dieux ne te rendront plus visite
Tout ce qui reste est le dernier Ah ! d’Alcmène
Et la puanteur de la chair brûlée que chaque jour
Le vent sans patrie t’apporte de tes frontières
[…]
MOI AJAX QUI PERD À FLOTS SON SANG
TORDU SUR SON ÉPÉE SUR LA PLAGE DE TROIE
Dans la neige qui chuchote sur l’écran
Les dieux sont de retour après la fin des programmes
Se consume la nostalgie pour la rime pure
Qui change le monde en désert le jour en rêve
Les rimes sont des jeux d’esprit dans l’espace sans trêve
Les ondes lumineuses n’écument pas sur la grève
La statue de Brecht est un prunier aux feuilles brèves
Et ainsi de suite quoi autant qu’en donne la langue
Ou le dictionnaire de la rime allemande
Le dernier programme est l’invention du silence
MOI AJAX QUI PERD À FLOTS SON"

Heiner Müller, « Ajax par exemple », trad. J.-P. Morel, in Poèmes 1949-1995, Christian Bourgois, 1996.