Scènes

Jazz Nomades 2013 (1) : Dissidanses

La Voix est Libre a son palais idéal, les Bouffes du Nord et leurs anciens fastes figés en vestiges, leurs hauts murs ocres et écaillés qui encadrent la scène et aux pieds desquels dix années de festival on fait pousser de charmants adventices.


La voix qui ouvre cette dixième édition sait ce qu’être libre veut dire. Liao Yiwu, poète avant-gardiste plus porté sur Ginsberg que sur Li-Po, fut déclaré dissident et emprisonné par les autorités chinoises dans l’hystérie répressive qui suivit 1989.

Aux côtés de sa traductrice Marie Holzman et de son intervieweur du soir – l’âme du festival et maître de cérémonie Blaise Merlin –, celui qui passa cinq années en camp de détention raconte, ton calme et mots choisis, ce qu’y fut sa vie : la peur, les coups, les viols, les humiliations à un tel degré d’intensité que l’instinct de survie lui-même parfois abdique.

Puis il y a la vie d’après la libération, faite de fouilles répétées, d’écrits confisqués ou détruits, d’intimidations, jusqu’à ce qu’il devienne nécessaire de renoncer à sa patrie.

Le temps de l’exil n’est pas celui du repos. Témoigner toujours, dénoncer, résister par le « refus de l’indifférencié qui est la vision du régime et de ses gardiens. Pour eux, tous se ressemblent car tout, toutes et tous ont pour devoir de se ressembler. En Chine du jour, plus qu’ailleurs, le devoir sacré du créateur est d’extraire la beauté du singulier de la masse indifférenciée. »
Passé le temps de l’entretien, vient celui des lectures.

"Pour avoir chanté une chanson
J’aurai l’ouïe détruite.
Pour avoir chanté une chanson, une punition :
Le gardien avec son bâton électrique
M’oblige à en chanter cent… cent chansons."

Chloé Lévy/Kaori Ito/Marcus Hagemann, photo Fabrice Journo

Ainsi débute le premier d’une série de poèmes qui dessinent un chemin de peines où l’on tangue sans cesse entre le renoncement et la lutte.

La lecture est assurée par Frédérique Bruyas. Liao Yiwu apporte un accompagnement subtil tenant de l’arte povera avec, outre des instruments traditionnels (orgue à pouce, flûte xiao, bols tibétains) un boulier détourné en percussion. Invité surprise, le violoncelliste Marcus Hagemann vient prolonger de ses délicats coups d’archets une complicité née la veille autour de plusieurs verres.

Une performance d’ouverture forte de beauté rude - avec peut-être un regret : que seule la traduction s’entende. La poésie étrangère s’apprécie souvent davantage quand rythmique et sonorités originales se confrontent, se superposent ou se succèdent à leur transposition française. À la manière des regrettées Poésies sans passeport qu’Armand Robin lança à la radio au début des années cinquante.

Retour sur scène de Marcus Hagemann quelques minutes plus tard en compagnie de la danseuse Kaori Ito – passée chez Découflé ou Platel, entre autres grands noms du milieu chorégraphique, – et de Chloé Lévy, chanteuse lyrique, berlinoise comme le violoncelliste, et collaboratrice régulière d’icelui depuis près de deux ans.
Quatre pieds nus – seule la chanteuse est chaussée – et deux mains – celles de la danseuse – sur un marteau.
Et le tableau s’anime.
Kaori Ito tourne, vire, comme guidée par ce qu’elle tient entre les mains ; le marteau est son maître, pendant que, frottements sur le sol et les cordes, Hagemann s’engage, dans cette deuxième prestation, sur des routes plus cahoteuses.
Chloé Lévy, longtemps immobile ou presque, isolée dans son chant, comme contaminée, saisie par la danse, accueille parfois le marteau tour à tour moteur des turbulences, lest, nouveau-né ou peluche que l’on cajole et rassure.
De ruades en prostrations, de dissonances en (rares) accalmies de notes se construit un spectacle étrange, tantôt tendre, tantôt sauvage, animal et mécanique, sensuel et comique.

La réunion des trois musiciens suivants a, sur le papier, tout du projet risqué dans son artificialité : réunir un chanteur et joueur de mandoloncelle à l’occitanisme militant, un musicologue turc alévi adepte du saz – à chacun son luth – et un percussionniste libanais, cela vous a de méchantes allures de world music à programme, celle qui pense que la réussite ne dépend que du mélange en soi et du prestige des ingrédients.
Toutes ces prévenances sont rapidement balayées.
On est, chez Forabandit – ainsi se nomme le trio tri-national – convaincu par la sécheresse nerveuse et le lyrisme sans apitoiement malgré les thématiques abordées (la prison, l’exil). Tout ce qui s’entend a la simplicité d’un art éternel, celui de la chanson bien écrite dont l’évidence vous ferait croire à son universalité.
La qualité du répertoire ne souffre d’aucun dilettantisme dans l’exécution, et la virtuosité toujours à propos de Wassim Halal, le percussionniste, déclenche même de fréquents soupirs d’admiration.

L’avant dernière séquence de la soirée est le fait de boules à zéro, l’une au menton glabre, l’autre pas.
Venus de chaque côté de la scène, Médéric Collignon cornettiste hyperactif et Thomas de Pourquery – le barbu – saxophoniste guère plus avare de projets en tous genres. Avec leur allure de clowns en attente de Godot, ils font musique de tout, façon parade nuptiale ou joute soufflante et percutante, le tout avec le charme agaçant des sales gosses qui détruisent les réveils, et l’insolente facilité de ceux qui savent les réparer.
N’allez pas croire pour autant à une sorte de show comico-musical. Ces derniers, souvent de piètre qualité, ne sont même pas drôles, car rivés à l’effet satisfait de la chute comique. Ici au contraire, tout choit en grand fracas, c’est foutraque et vraiment drôle, féroce, joyeux et vraiment musical.

Christian Paccoud/Valère Novarina, photo Fabrice Journo

Pour clore cette première soirée, de la loufoquerie, encore, mais dans un registre plus stoïque où les clowneries se blanchissent d’une légère tension inquiète, d’une plus glaçante fantaisie.
Valère Novarina, auteur et metteur en scène, déclame ici à domicile. Habitué des lieux et des personnes, (Blaise Merlin a participé à son adaptation du Falstaff de Shakespeare ainsi qu’à une lecture de ses textes par Denis Podalydès), il occupe la scène en compagnie de l’accordéoniste Christian Paccoud, auquel le lie une complicité artistique et professionnelle majeure.
D’abord, ce sont les mots qui sortent.
Seuls.
Portés par leur propre souffle avant de retomber en torrent ou en boule de neige où chaque mot attrape le suivant, autant par hasard que par affinité, comme si ces deux concepts recouvraient, à cette occasion, exactement la même réalité.
Le jeu de scène minimal tranche avec le numéro précédent.
L’un chante, l’autre parle. L’immobilité est alternative.
Du côté du verbe seul s’emmêlent dans un tournis de récit menteur et de fausses confessions des histoires de chiffre et de genèse, de Sosie, d’acteurs et de désespoir, de Louis de Funès, de souvenirs et d’oubli, de routes et de pieds. Novarina nous glisse au passage qu’en toute chose, le désir qu’a l’homme, « ce pour quoi il s’agite, c’est vouloir sortir de sa chair. »

Sur ces thématiques, Paccoud rebondit et reprend en partie les thèmes précédents pour les fredonner en fantaisies burinées, de rue ou de zinc, dans un registre proche de Caussimon ou de Leprest, le tout soutenu par une belle voix de graviers qu’on concasse.

(A suivre)