Entretien

Henri Renaud

Interview biographique d’Henri Renaud

En 1996, Henri Renaud revenait sur sa longue carrière dans un entretien pour le magazine So What. En hommage au Monsieur du Jazz qui vient de nous quitter, la rédaction de CitizenJazz vous propose de le découvrir ou redécouvrir.

© So What 1996

So What : Comment se passe la guerre à Châteauroux quand on est amateur de jazz et adolescent ?

Henri Renaud : Pour répondre à cette question, parlons d’abord de l’avant-guerre. Je suis originaire d’un petit village situé à 15 km de Châteauroux, nommé Villedieu-sur-Indre et où, pendant mon enfance, le jazz était complètement inconnu. Mais parmi les « théopolitains », il y avait une dame qui jouait de l’harmonium le dimanche à l’église et qui me donnait des leçons de piano classique.Un jour, à la radio, j’avais alors 11 ou 12 ans, j’ai entendu un disque de piano jazz et suis allé avec ma mère à Châteauroux pour essayer de le trouver. Sans succès. Le marchand de musique m’a expliqué qu’il s’agissait vraisemblablement d’un enregistrement fait pour la radio.
En tout cas c’est ce solo qui m’a fait découvrir le jazz et m’a donné l’idée de devenir pianiste professionnel.

S. W. : Revenons à ma question. J’ai lu que, pendant la guerre, vous échangiez les rations de tabac de votre père contre des partitions de Duke Ellington.

H.R. : Mon père ne fumait pas. Effectivement j’échangeais ses paquets de cigarettes contre les recueils de compositions d’Ellington publiés par Chappell. Par ailleurs je commençais à acheter des disques.

S. W. : Vous les trouviez facilement ?

H.R. : Non. En raison du manque de matière première, les disques étaient fabriqués en très petite quantité. On trouvait les nouveaux enregistrements des vedettes du jazz français : Django Reinhardt, Alix Combelle, Léo Chauliac, Hubert Rostaing et des Ellington, Armstrong, Goodman, Hampton, gravés avant guerre et réédités par Pathé Marconi notamment.

S. W. : En 33 tours ?

H.R. : Non, en 78 tours. A Châteauroux, j’avais des copains amateurs de jazz et possesseurs de discothèques assez bien fournies. Grâce à eux, durant ces années d’occupation, l’idée de devenir pianiste de jazz s’est encore fortifiée en moi. Je consacrais beaucoup plus de temps au piano et à l’histoire de la « musique syncopée » qu’aux sciences naturelles !

S. W. : Quelle aurait été l’autre voie ?

H. R. : Poursuivre des études.

S. W. : Vous n’avez pas passé le bac ?

H. R. : J’ai été collé au bac philo et n’ai pas redoublé. Mes parents ne voulant absolument pas entendre parler de cette histoire de musicien professionnel, il n’y avait pas d’autre solution pour tenter l’aventure du jazz que de les quitter et d’aller à Paris sans les prévenir.

S. W. : C’était à quelle époque ?

H. R. : C’était en 46, j’avais 21 ans, la guerre était terminée. Je suis arrivé à Paris où je ne connaissais personne à l’exception de quelques amis du lycée qui habitaient l’hôtel d’Aubusson, 33, rue Dauphine. La cave de cet hôtel allait devenir un an plus tard le Tabou, premier club « existentialiste » qui serait animé par Boris Vian, personnage hors série, comme chacun sait.

S. W. : C’est tout de même extraordinaire que le premier endroit où vous mettez les pieds à Paris, soit l’hôtel dont la cave allait devenir le Tabou !

H. R. : Coïncidence. Autre coïncidence. Passant l’an dernier, rue Dauphine, j’ai assisté au début de la destruction de l’hôtel d’Aubusson où je m’étais installé un demi-siècle plus tôt ! Mais, revenons à la case départ : trois semaines après mon arrivée à Paris, j’ai eu la chance de trouver un emploi de pianiste de jazz dans un restaurant du boulevard Saint-Michel. Il fallait jouer de 11 heures à midi, de 17 heures à 19 heures et de 21 heures à minuit.

S. W. : Sacré programme !

H. R. : Le roi n’était pas mon cousin ! Je gagnais de quoi nous faire vivre, ma femme et moi et, bien entendu, acheter des disques. Une difficulté, cependant : mon répertoire très restreint. Petit à petit, il s’est étendu, j’ai rencontré des musiciens et les choses se sont enchaînées heureusement.
En 51, le patron du Tabou m’a demandé de former un petit ensemble. Je voulais constituer un quintette de même instrumentation que celui dirigé par Stan Getz à ce moment-là, c’est-à-dire : saxophone ténor, guitare électrique, piano, contrebasse, batterie. Mais le patron m’a dit : « Je ne peux payer que quatre musiciens. » J’ai préféré la batterie à la basse pour disposer d’un ténor et d’une guitare ce qui permettait de jouer des arrangements à deux voix. Nous interprétions notamment des morceaux du quintette de Stan Getz, rapportés de New York par Sacha Distel. Sacha, excellent guitariste, venait souvent se joindre à nous. Il a eu la gentillesse de me prêter des arrangements de Tiny Kahn ou Gigi Gryce et que Stan lui avait confiés. A la guitare, j’avais engagé Jimmy Gourley fraîchement arrivé à Paris et disciple d’une école inconnue de nous en raison de la guerre qui avait isolé la France des Etats-Unis. Aujourd’hui la presse et les maisons de disque ont créé des étiquettes

S. W. : Il s’agit du mouvement né au début des années 40 des innovations apportées par le guitariste Charlie Christian et le saxophoniste Lester Young. Charlie Christian était-il célèbre aux USA ?

H. R. : Il était l’une des vedettes du Benny Goodman Sextet.

S. W. : On le cite comme l’un des créateurs du be-bop.

H. R. : Miles Davis, par exemple, se plaisait à répéter que Charlie Christian avait eu une influence primordiale dans la formation du style be-bop. Bien entendu, il faut mettre en avant Lester Young, qui a transformé le jazz à son image, influençant Charlie Parker, maître du style bop et improvisateur de génie. Il faut bien réaliser que les années de guerre au cours desquelles s’est accomplie la plus grande révolution que le jazz ait connu, ont fait qu’en France nous sommes passés sans transition de Django Reinhardt à Charlie Parker. Il est difficile, connaissant la scène du jazz à Paris en 1941, de concevoir qu’à la même époque à New York, Charlie Christian venait se joindre à Kenny Clarke et Thelonious Monk au Minton, célèbre club de Harlem où ils jouaient « Rhythm-a-ning » !
La découverte du be-bop s’est faite à Paris en même temps que Saint-Germain-des-Prés devenait le nouveau quartier à la mode. Double joie de vivre ! Charles Delaunay, fils des peintres Sonia et Robert, dirigeait la revue Jazz Hot et recevait les premiers disques de Dizzy Gillespie, Erroll Garner, Sarah Vaughan, ceux de Charlie Parker avec à la trompette un nouveau venu nommé Miles Davis. Musiciens et amateurs se pressaient dans le bureau de Charles pour découvrir ce monde nouveau avec une curiosité passionnée. On écoutait Koko, célèbre improvisation de Charlie Parker. Personne ne trouvait quel en était le thème de base. Un jour, m’a rapporté Frank Tenot, Django Reinhardt a dit après avoir entendu ce disque : « Il joue bien Cherokee, le frère ! »

S. W. : Comment avez-vous fait pour apprendre à jouer ce nouveau style bop ?

H. R. : En analysant les enregistrements des grands novateurs de ce mouvement. Charles Delaunay faisait copier sur disques « souples », et en un certain nombre d’exemplaires, quelques « faces » pas encore disponibles en France des « trios » de Bud Powell ou de Thelonious Monk. Cela permettait d’étudier les lignes mélodiques jouées par leurs mains droites, l’accompagnement donné par leurs mains gauches et leurs accords. André Persiany avait appris par coeur Well you needn’t, l’un des premiers Blue Note de Thelonious Monk. Bernard Peiffer, prix de piano du conservatoire de Marseille, a aimé d’emblée Thelonious.
C’est pourquoi Monk, le livre que vient de publier Laurent de Wilde est très intéressant. Laurent, âgé de 35 ans, n’a jamais rencontré le « grand prêtre », et il apporte une vision nouvelle de son œuvre.Il y avait aussi Milt Buckner et ses « block chords ». Et, naturellement, Erroll Garner. Play Piano Play, solos de piano avec le stride à la main gauche ! La plupart des jeunes pianistes essayaient d’imiter Erroll. Tâche difficile. Le fameux décalage entre les deux mains était et demeure impossible à reproduire.

S. W. : Votre biographie mentionne que vous avez enregistré des disques sous votre nom, puis que vous avez enregistré d’autres musiciens.

H. R. : Les premiers disques édités sous mon nom l’ont été par Saturne, compagnie à laquelle André Francis m’avait recommandé. C’était une série de « disques à images » dont la matière transparente permettait de voir la photo des musiciens. Puis Eddie Barclay m’a demandé de former un grand orchestre pour l’enregistrer au Bœuf sur le Toit. Ont suivi des contrats avec Vogue, Ducretet-Thompson, etc.
Au début des années cinquante, j’ai eu la chance de participer à de nombreuses sessions en compagnie de musiciens américains de passage à Paris tels Lee Konitz, Zoot Sims, Clifford Brown, Quincy Jones, Art Farmer, Roy Haynes. L’un de mes disques Vogue, New Sounds From France étant publié aux Etats-Unis par Contemporary, cela m’a décidé à aller tenter l’aventure à New York.
A peine descendus du bateau, un soir, vers minuit, ma femme et moi nous sommes précipités au Birdland où alternaient l’orchestre de Duke Ellington et le trio de Bud Powell. Je me suis assis à côté du piano : quel émerveillement de voir Bud pour la première fois dans ces conditions ! J’ai eu l’occasion, alors, d’enregistrer avec Milt Jackson, Jay Jay Johnson, Oscar Pettiford, Tal Farlow, Max Roach, Al Cohn. Et, apprenant que Duke Jordan et Al Haig, pianistes de Charlie Parker, n’avaient pas encore signé un LP en trio, je leur ai cédé ma place pour qu’ils puissent le faire, et cela pour la compagnie Vogue et la compagnie Esoteric. Cette dernière était dirigée par Jerry Newman, ingénieur qui avait, quelques années plus tôt, enregistré au Milton’s sur son magnétophone portatif, Charlie Christian, Kenny Clarke et Thelonious Monk.
Nous nous sommes liés d’amitié avec Thelonious. Pendant les quatre mois passés à New York durant l’hiver 54, nous l’avons fréquenté assidûment. Autre événement : Count Basie passait souvent au Birdland. C’était l’époque Joe Newman-Frank Foster. Basie jouait Straight Life de Johnny Mandel. Nous étions au septième ciel !

S. W. : Comment êtes-vous passé du métier de pianiste à celui de producteur et directeur artistique ?

H. R. : Quelques dix ans plus tard, en 65, sur la recommandation de Jean-Louis Ginibre, alors rédacteur en chef de Jazz Magazine et de Frank Tenot, la compagnie CBS m’a engagé pour m’occuper du jazz, fonction que j’exerce encore aujourd’hui. Pendant quelques années j’ai continué de jouer du piano, de composer tout en ajoutant à ces diverses activités celles de producteur d’émissions de radio et de télévision. Avec André Francis et Bernard Lion, et sous la direction du regretté Pierre Vozlinsky, nous avons produit pour la télévision, de 1971 à 1975, 200 programmes consacrés notamment à Bill Evans, Ahmad Jamal, Thelonious Monk, Duke Ellington ...

S. W. : Votre titre chez Sony, ex-CBS, est-ce directeur artistique ou producteur ?

H. R. : C’est plutôt directeur de collection. Ainsi, je m’occupe principalement de deux séries. « Jazz Originals » : reproduction exacte en CD d’albums vinyle pas encore édités sous cette forme aux Etats-Unis. Au total 120 disques à ce jour. « Essentiel Jazz » : 50 CD consacrés à un ou plusieurs musiciens et destinés au grand public. « Essentiel Jazz » va faire l’objet d’une campagne importante dont les 25 best-sellers seront agrémentés d’un cadeau : un ouvrage spécialement conçu à cet effet, et intitulé Le Petit Livre de la Grande Histoire du Jazz. Quant au travail de producteur, j’ai eu l’occasion de l’accomplir pour Columbia USA à New York, en 1977, en réunissant 8 pianistes : Al Haig, Duke Jordan, John Lewis, Jimmy Rowles, Tommy Flanagan, Sadik Hakim, Walter Bishop et Barry Harris. Même studio, même piano, même ingénieur, pour que les mélomanes puissent apprécier les différences de toucher, de sonorité et de style de pianistes appartenant à la même époque du jazz. Le titre de l’album double produit dans ces conditions est I remember be-bop. J’aurais aimé que Thelonious Monk participe à l’entreprise. Mais il était malade. A Paris, en 80, j’ai enregistré Jimmy Rowles au cours de plusieurs séances. Il reste beaucoup de choses inédites, gravées à cette occasion. autre activité : celle de conseiller musical pour certains films. En 86, Autour de minuit de Bertrand Tavernier, avec Dexter Gordon, Herbie Hancock, Pierre Michelot, Chet Baker, John McLaughlin, Wayne Shorter, Bobby Hutcherson... En 90, Daddy Nostalgie autre film de Bertrand Tavernier, avec Jane Birkin chantant en duo avec Rowles, Ron Carter et Philip Catherine. Egalement en 90, Milou en mai de Louis Malle, dont la musique de la bande originale a été composée interprétée par Stéphane Grappelli, l’un des musiciens qui me faisait rêver, à Châteauroux, pendant la guerre.

S. W. : A quelle date a disparu le Blue Note, club que fait revivre Bertrand Tavernier dans son film ?

H. R. : En 1968. Il se trouve que dix ans plus tôt j’avais travaillé avec Kenny Clarke lors de l’ouverture de ce club. Nombre de grands musiciens s’y sont produits : Bud Powell, Stan Getz, Dexter Gordon, Zoot Sims, Lester Young ...
Pour revenir à Sony-Columbia, j’aimerais vous parler de la chance qui m’a été donnée d’y rencontrer John Hammond et de devenir son ami. Cet homme, appartenant à l’une des plus grandes familles américaines a consacré toute sa vie à la musique, principalement au jazz, mais aussi à la musique classique et à la musique populaire. Il a découvert Billie Holiday, Count Basie, Charlie Christian, Aretha Franklin, Bob Dylan, Bruce Springsteen. Il a enregistré Bela Bartok...
je l’ai vu pour la dernière fois à New York peu de temps avant sa disparition en 1987. Il est mort en écoutant un disque de Billie Holiday dont il avait supervisé la réalisation. Billie et Lester Young étaient ses interprètes favoris. John a rendu le dernier soupir au moment même où Billie Holiday achevait de chanter.

S. W. : Quelle est l’importance du jazz aujourd’hui chez Sony ?

H. R. : Depuis quelques années, le département Sony Jazz s’est développé en France. Une équipe de représentants spécialisés, menée par Jean-Pierre Hessel, gère classique et jazz. L’apparition du « marketing » a donné lieu à la création d’un poste de « chef de produit » occupé par Pierre Michelin. Hélène Lifar est notre attachée de presse.
Nicole Colomb, depuis 1970, m’apporte héroïquement toute son assistance. François Besson dirige avec brio les départements classique et jazz.
Au moment où nous parlons, avril 96, nous attendons Branford Marsalis et son père Ellis, Leon Parker, merveilleux jeune drummer, au style si personnel. Bientôt, Laurent de Wilde ira à New York enregistrer son deuxième CD. Le 28 mai, Tony Bennett se produira au Théâtre des Champs-Elysées. « Tony Bennett, un Louis Armstrong qui aurait appris à chanter à la Scala » a dit Gil Evans. D’autre part, un album intitulé Futur Jazz va paraître. Il est consacré aux meilleurs jeunes musiciens de notre catalogue : Leon Parker, David Sanchez, Laurent de Wilde, Branford Marsalis, Don Braden, Terence Blanchard, Aziza Mustafa Zadeh, Mark Isham, Henry Threadgill. Opération importante puisque tournée vers l’avenir.

par Matthieu Jouan // Publié le 22 octobre 2002
P.-S. :

Henri Renaud a été le premier à croire en So What. Il a usé de son influence à Sony Music France pour que le magazine soit imprimé par la société. Grâce à lui, Marielle Mignien et Alain Louveau, tous trois de Sony Music, So What a vu le jour en octobre 1995. C’est donc avec un pincement au coeur que nous avons appris cette triste nouvelle.
So Long, Henri !

Merci à Mephisto pour la photo !