Scènes

Réflexions sur Zorn à Hambourg

John Zorn a investi la Elbphilharmonie de Hambourg pour 4 jours de musiques


Suivant un principe établi, John Zorn s’est de nouveau vu confier la programmation d’une série de concerts nommée Reflektor dans la magnifique et étonnante Elbphilharmonie de Hambourg. Ce bâtiment majestueux, signé par le cabinet Herzog & de Meuron et qui a coûté plus de 700 millions d’euros, est, après cinq années d’existence, aussi emblématique que la Berliner Fernsehturm ou la Tour Eiffel.

Elbphilharmonie © Thies Raetzke

La deuxième ville d’Allemagne est un lieu d’architecture et de culture dont la philharmonie est aujourd’hui le symbole. Il ne reste presque rien de l’épopée des Beatles débutants, dans Große Freiheit : le Star Club n’existe plus et les quatre silhouettes de métal de la Beatles Platz ont plus l’air de porte-pigeons que d’un mémorial. Le quartier rouge de Hambourg n’est plus le point de ralliement. C’est plus à l’est que se trouve le centre de ce monde.
Là où, sur la plaine du port se hérisse la voile de l’Elbphilharmonie, comme une crête sur la tête d’un punk.

Les concerts de la série Reflektor sont choisis et présentés par John Zorn. Maître de cérémonie, il préside à l’organisation, arrange les aléas (certains concerts sont modifiés pour cause d’absences liées au Covid), motive et rassemble ses troupes dans les coulisses. John Zorn est un compositeur prolifique et particulier.

John Zorn © Daniel Dittus

Assez proche du jazz et des musiques improvisées pour que ce soient les magazines et journalistes du secteur qui le suivent et l’analysent, il échappe néanmoins à toute classification en s’appropriant tous types de musique, sans se départir de son inventivité ni de sa précision. À presque 70 ans, l’artiste d’avant-garde est constamment vêtu d’un pantalon cargo motif camouflage et d’un sweat à capuche, sur et hors scène. [1]

L’acoustique parfaite permet de tout entendre, jusqu’au grain, jusqu’au moindre souffle.


Lors d’une de ses présentations, on apprend qu’il considère l’acoustique de l’Elphi comme la meilleure qu’il ait jamais entendue. Il faut l’avouer, nous aussi. Les sensations auditives (particulièrement avec les String Quartets de la petite salle) sont inouïes au sens propre du terme. Le cabinet Nagata Acoustics qui a travaillé sur les revêtements (bois bosselé et rainuré pour la petite salle et micro-structures alvéolées en fibre de gypse pour la grande salle) est LA référence mondiale en la matière. L’acoustique parfaite permet donc de tout entendre, jusqu’au grain, jusqu’au moindre souffle.

Stephan Gosling et John Zorn © Daniel Dittus

Zorn a rassemblé autour de lui les fidèles de ses nombreux projets et quelques récents et nouveaux membres de la galaxie.
Pour la part de musique contemporaine, on a écouté le très solide pianiste Stephen Gosling, en solo pour les Etudes Turner, 18 petites pastilles inspirées par le peintre que le pianiste enchaîne sans pause. La salle de 500 places (les jauges du festival sont encore régulées par les normes anti-Covid et tout le monde porte un masque FFP2) est presque pleine pour ce récital très classique dans la forme mais très moderne dans l’écriture. On retrouve ce même pianiste dans le quartet Heaven and Earth Magick, certainement le concert le plus enthousiasmant de la série, en compagnie de la jeune et fantastique vibraphoniste Sae Hashimoto, du bassiste Jorge Roeder et du terrible batteur Ches Smith. Le pianiste et la vibraphoniste sont à l’unisson d’une écriture précise tandis que le bassiste et surtout le batteur sont en plein lâcher-prise. Cette double combinaison contrainte-liberté est une marque de fabrique chez Zorn qui semble doué pour toujours compliquer les choses les plus simples alors qu’il simplifie à l’extrême les schémas les plus arides à comprendre.

Cobra © Daniel Dittus

Ches Smith sera de nouveau aux fourneaux pour mettre le feu dans le projet Cobra. Ce projet réunit, dans la petite salle, les douze musicien.ne.s les plus sollicités de ce Reflektor et ils sont dirigés (John Zorn se désigne comme « Prompter ») par un système de panneaux de couleurs avec des lettres, ainsi qu’un bandeau orange qui se met et se retire du front selon qu’on peut/veut prendre un solo ou non. Tout est improvisé en direct et John Zorn change les indications en levant ses panneaux, commandant des changements de rythmes, de mélodies, de narration. Les musicien.ne.s sur scène peuvent aussi faire des propositions de sous-ensembles provisoires en désignant leurs partenaires. C’est un bazar vu de l’extérieur, mais tout se passe très bien et on assiste, dans une salle pleine et avec la lumière allumée, à une sorte d’orgie musicale où les individus se distinguent en fonction de leurs caractères. L’immense batteur/vibraphoniste aux airs de John Cleese, Kenny Wollesen - compagnon inséparable de Zorn - est particulièrement actif dans ce Cobra. Comme les autres, il s’amuse et c’est l’aspect jouissif qui déclenche la standing ovation de la fin.

Bill Frisell, Carol Emanuel, Kenny Wollesen © Daniel Dittus

Le même Kenny Wollesen, au vibraphone, fait partie du magnifique Gnostic Trio, avec le guitariste Bill Frisell et la harpiste Carol Emanuel. Les trois musicien.ne.s ont du mal à commencer suite à un fou rire provoqué par une blague de John Zorn, signe qu’il s’agit de l’avant-dernier concert et que tout le monde se détend. La magie de cette musique aérienne pour trio opère. L’acoustique de la petite salle rend la moindre note aussi ronde et légère qu’une bulle de savon et la structure en boucle donne une impression de boite à musique infinie. La salle retient son souffle. Entre les exigences microtonales des quartets à cordes, l’écriture sacrée des Holy Visions et les débauches de radicalité de Masada ou Cobra, on tient là une forme suspendue de l’univers de Zorn, une rêverie. La guitare de Bill Frisell est une fois encore sollicitée pour sa douceur réservée, comme pour les autres propositions de la série. Cobra, bien sûr, mais aussi en trio avec ses collègues guitaristes Julian Lage et Gyan Riley pour « Teresa de Avila », une composition en hommage à la Sainte, portée par des arpèges sur des guitares acoustiques entremêlées. Frisell, tout comme Julian Lage, seront les deux guitaristes électriques du New Electric Masada, le dernier concert de la série, celui pour lequel John Zorn, au centre, joue du saxophone alto, tout en dirigeant par injonction manuelle. C’est le final sur la grande scène, la salle de 2100 places est pleine.

John Zorn © Daniel Dittus

John Zorn pointe un musicien, il tire, ça joue ! Brian Marsella, le pianiste est ici au Fender Rhodes et s’en donne à cœur joie. Il faut noter comme la musique de John Zorn, dans tous ses groupes ici présents, est constituée en grande partie de rythmiques. La batterie (et/ou percussions), l’harmonie (claviers et/ou guitares et/ou vibraphones) et les contrebasses. Mais pas de vents, pas de cuivres, pas d’instrument monodique. [2].

le silence impromptu qui suit, est toujours de John Zorn


Il s’agit d’une musique qui puise son énergie dans la structure mécanique, la cinétique, qui dégage une chaleur tellurique dans le mouvement interne globale plus que dans la virtuosité individuelle. Il y a aussi un trait commun à beaucoup de ses compositions et arrangements, c’est la manière très abrupte de finir un morceau. De nombreuses pièces jouent sur le couple tension/détente, avec – comme dans la musique klezmer – cette façon de monter en puissance à partir d’un motif, jusqu’à l’acmé pour, ensuite, respirer dans la détente. Et souvent, en fin de descente, Zorn coupe net. Et le silence impromptu qui suit, est toujours de John Zorn…

Même lorsqu’il s’agit de voix seules, comme les cinq chanteuses de The Holy Visions qui ont interprété le programme Sacred Music dédié aux mystiques de la chrétienté, la musique se construit par agrégats moléculaires, pour former un corps unique complexe mais dont le mouvement interne serait le fait d’une volonté collective. Comme en sont capables les Solenopsis invicta quand elles créent des radeaux pour flotter.
En parlant de composition, on a pu assister à la première projection du troisième volet du film « toujours en cours » que réalise Mathieu Amalric sur John Zorn. Le cinéaste français filme depuis des années ses concerts, ses répétitions et propose une vision de l’homme Zorn et de sa musique. Ce troisième volet se focalise sur la cantatrice Barbara Hannigan que Zorn sollicite pour interpréter en duo avec le pianiste Stephen Gosling, la suite « Jumalatteret », un exercice vocal intense et très précis, aux tonalités mouvantes et à l’interprétation incarnée. Ce film montre alors l’échange qui s’installe entre le compositeur et son interprète, les doutes et les discussions, les répétitions et finalement le dénouement d’un concert cathartique.

Barbara Hannigan et le Jack Quartet © Daniel Dittus

Cette suite, qui semblait insurmontable à la chanteuse, est jouée sur la scène de l’Elphi lors du triple plateau Hannigan sings Zorn. Elle sera suivie d’une relecture du « Cantique des cantiques », avec le quintette de chanteuses et la narration en anglais des textes par Mathieu Amalric et sa compagne Barbara Hannigan. La dernière partie du triptyque est la pièce « Pandora’s Box » que Hannigan chante avec le quatuor à cordes Jack Quartet. Ce quartet est très impressionnant, avec une maîtrise instrumentale parfaite et un humour non négligeable. Il a présenté les String Quartets de John Zorn, des pièces datées de 1988 à 2017 et qui embrassent de nombreuses techniques d’écriture contemporaine, y compris les plus radicales. Zorn dira d’ailleurs au public qu’aux USA, sa musique ne sera jamais considérée comme ici en Europe et qu’il sait la chance qu’il a de pouvoir entendre ses œuvres dans de telles conditions acoustiques, plutôt que jouées sur la scène d’un rade new-yorkais, dans le bruit du service et les discussions des habitués…

La proximité du compositeur résume l’attitude du personnage : l’exigence dans la bienveillance.


En parlant de chance, on assiste à son solo d’orgue, un Klais. Pour l’occasion, les pans devant les tuyaux de la grande salle s’ouvrent, laissant entrevoir les 4765 tuyaux de l’appareil de 25 tonnes. John Zorn joue depuis la console centrale et propose avec ce programme The Hermetic Organ, une musique des confins. En faisant gronder les basses (la plus longue mesure 10 mètres et produit une vibration de 16 Hertz, soit un tremblement physique plutôt qu’un son) et en titillant les aigus stridents (le sifflet le plus court fait 11 millimètres et vibre à 15600 Hertz – les plus âgé.e.s du public ne sont plus concerné.e.s !) John Zorn joue une musique plutôt spectrale, enchaînant les clusters, les tenues vrombissantes et laissant parfois quelques mélodies s’envoler. Le spectacle confine au fantastique, voire au fantasque.

John Zorn © Daniel Dittus

Cette série Reflektor est une nouvelle étape pour John Zorn, un des rares artistes à se voir confier – de son vivant – les clés d’une prestigieuse institution pour présenter un large éventail de son travail. Son label Tzadik, sur lequel il publie à grand rythme toute sa musique, a proposé disques et T-shirt aux fans présents. La proximité du compositeur avec la scène, toujours là, assis derrière une enceinte à écouter chaque concert, à encourager ses musicien.ne.s, résume l’attitude du personnage : l’exigence dans la bienveillance. On notera également la part non négligeable de musiciennes dans les ensembles présentés, dont la révélation au vibraphone Sae Hashimoto.

par Matthieu Jouan // Publié le 3 avril 2022

[1Preuve absolue que l’habit ne fait pas le moine et que cette combinaison pantalon à poches/sweat à capuche est des plus pratiques.

[2Une seule exception avec la trompette de Dave Douglas dans le quartet Masada en compagnie de Greg Cohen et Joey Baron, un quartet qui a été monté en 1993