Scènes

Henri Texier Red Route Quartet au New Morning

Chansons d’amour pour un jour nouveau…


Le 13 février Henri Texier et son Red Route Quartet donnait un concert au New Morning à l’occasion de la sortie de Love Songs Reflexions. L’occasion de déguster une musique qui n’est jamais aussi savoureuse qu’en direct.

H. Texier © H. Collon/Vues sur Scènes

Le New Morning est une salle de concert et non un club. Les auditeurs ne s’en plaindront pas : pas besoin de se contorsionner pour voir la scène. Quant au bar, il est le garant de cette ambiance décontractée qui sied si bien au jazz. Ambiance renforcée ce soir-là par un public hétéroclite et joyeux, du fan averti aux jeunes en goguette. Le concert s’annonce donc sous de bons auspices. D’autant plus que, si Red Route est le dernier-né de ses groupes, les musiciens connaissent sur le bout des doigts l’esprit de la musique d’Henri Texier : Sébastien Texier enregistre à l’alto et aux clarinettes avec son père depuis une quinzaine d’années, le percussionniste Christophe Marguet et le guitariste Manu Codjia ont rejoint le contrebassiste en 2002 pour (V)ivre.

Texier explique le nom de ce quartet : « C’était à Londres, en tournée ; en regardant sans voir à travers la vitre du bus… j’ai vu un panneau de signalisation : « red route » qui signifie « axe rouge », interdiction absolue de stationner… Il faut continuer, ne pas s’arrêter !… Je me suis dit que ce serait un beau nom pour un groupe… ». Voilà qui est chose faite. Depuis 1988 et le Transatlantik Quartet, cet infatigable créateur joue ainsi avec les noms de ses formations (et ses couvre-chefs) : Azur, Sonjal, Mad Nomads, Respect, Strada… et Red Route. Toujours cette évocation de l’ailleurs et du mouvement, caractéristiques de sa musique.

Depuis le début des années 90 Texier publie presque un disque par an, comme autant de jalons posés le long d’un univers sonore personnel à la fois original et cohérent. Love Songs Reflexions marque une relative pause au milieu des manifestes militants que furent Alerte à l’eau, Holy Lola, Remparts d’argile… même si l’amour reste une thématique centrale. Une fois n’est pas coutume, le Red Route Quartet ne joue pas que des compositions : le répertoire tourne autour du Tin Pan Alley des années 30 et 40 composés par des sommités comme Victor Young, Cole Porter, Duke Ellington, Guy Wood, Billie Holliday, etc. À l’exception de « God Bless The Child » et « In A Sentimental Mood », les titres comprennent tous le mot Love : « Beautiful Love », « I Love You », « Easy To Love », « My One And Only Love »… Quant aux originaux, on retrouve : « Intuition » (en français dans le texte pour ne pas confondre avec le morceau de Lennie Tristano), « Dark Song », « A vif », « Émouvantes Blues »…

La patte Texier est bien reconnaissable : il fait sonner son quartet comme un orchestre et marie subtilement l’énergie free avec un groove musclé. Les mélodies sont souvent des petites phrases faciles à mémoriser, prétextes à développement de la part des musiciens. Son univers résolument moderne ne renie pas pour autant les fondamentaux : riffs, swing, structure… L’esprit de Mingus n’est bien sûr pas loin. En parfait « metteur en musique », Texier sait laisser ses complices s’exprimer tout en respectant une grande cohérence d’ensemble : tous quatre sont solistes en même temps, mais chacun a son rôle. Ainsi le groupe s’approprie-t-il les standards qui finissent par ressembler à des compositions personnelles.

S. Texier © H. Collon/Vues sur Scènes

Brillant, Sébastien Texier alterne, à l’alto, un son velouté sur les ballades et un jeu plus décharné quand il joue free. Quelque part entre Art Pepper et Charlie Parker. Aux clarinettes, il est plus mainstream avec une superbe sonorité soyeuse. Dans tous les cas son phrasé reste sinueux, sa mise en place impeccable, ses solos inspirés. Manu Codjia, de son côté, est toujours aussi impressionnant par ses talents protéiformes : qu’il double la contrebasse, remplace un orgue, joue les « guitar heros », s’amuse avec des bruitages à la Ducret, se lance dans un délire free ou prenne un solo dans une veine classique, il endosse chacun de ces rôles avec une aisance confondante. Dès le départ, Christophe Marquet, lui, conquiert le public par sa puissance, le foisonnement de son jeu et son étroite connivence avec le contrebassiste. Élément-clé du système Texier, il joue du début à la fin avec ses tripes, déploie beaucoup d’énergie et ne laisse aucun répit aux solistes. Dans ses solos il fait monter la tension au paroxysme avec notamment une présence vigoureuse des tambours, à l’africaine… Quant à « Maître Henri », l’architecte surdoué n’en reste pas moins un instrumentiste hors norme : ses longs et nombreux solos, admirablement construits, et sa belle sonorité sont un régal. Avec sa musicalité toute en souplesse et en surprises, son jeu a quelque chose de félin.

La musique d’Henri Texier et de son Red Route Quartet plaît à un public large, pas forcément initié, et prouve avec brio qu’une musique complexe peut aussi être bonhomme…