Tribune

Hugues Panassié par Laurent Cugny

Deux points de vue sur un même ouvrage


Un ouvrage sur Hugues Panassié vient de paraître aux éditions Outre Mesure. Il est signé Laurent Cugny. Il suscite deux réactions commentées et documentées qui sont ici réunies. Pas d’opposition, pas de confrontation, mais deux avis, ceux de Philippe Méziat et Joël Pailhé .

Engagé dans une histoire générale du jazz en France, (un volume paru, « Du milieu du XIX° à 1929 »), Laurent Cugny aura évidemment rencontré sur son chemin la personne d’Hugues Panassié (1912 - 1974), considéré comme l’un des tout premiers critiques de jazz en France et dans le monde - au sens chronologique s’entend (« Le Jazz Hot », 1934). Plutôt que de l’inclure dans cette histoire en le mettant à une place parmi d’autres, le musicien et musicologue a choisi de le traiter dans un livre à part. Le risque étant que cet excès d’honneur (Panassié lui-même en aurait été ravi) ne confine à l’indignité si d’aventure les éléments mis au jour faisaient apparaître comme très sombres des pans entiers de l’action et de la pensée de celui qu’on a appelé le « pape de Montauban ».

Il n’en est (presque) rien, ce qui confirme au passage l’idée que cette « élévation » n’était peut-être pas si utile que ça. Nombreux sont les « jazz critics » actifs aujourd’hui, ou très récemment disparus, qui n’ont pas eu à « régler » leurs compte avec la panassiéisme, tout simplement parce qu’ils n’en ont pas connu les effets, ou qu’ils les ont mis à une juste et finalement modeste place. Né à Clermont-Ferrand en 1942, bercé au jazz dès mon plus jeune âge par un effet d’imprégnation provoqué par deux grands aînés, émigrant à Bayonne en 1953, j’ai attendu la lecture des livres formateurs d’André Francis, Lucien Malson et André Hodeir pour apprendre qu’il existait, encore active, une « guerre des jazz », dont l’animateur principal habitait une ville du Sud-Ouest, et dont plusieurs des plus fidèles lieutenants étaient bayonnais ! Cette heureuse innocence m’aura permis de situer d’entrée le personnage comme un élément de l’Histoire parmi d’autres, à côté duquel on pouvait passer sans s’attarder outre mesure. C’est le cas de le dire...

S’attarder donc non, mais pas sans reconnaître (après-coup) l’importance, et surtout l’assez audacieuse et judicieuse écoute d’une musique en provenance d’un « peuple » de déportés, dominés dans une Amérique raciste, et souvent floués par la récupération constante de leurs inventions. Jeune homme d’une vingtaine d’années favorisé par l’héritage, et défavorisé par une maladie qui le laissait quelque peu infirme, Hugues Panassié a eu le grand tort de développer par la suite une auto-estime surdimensionnée, ce qui l’a conduit [1] à nier qu’avec le be-bop le jazz était entré dans une phase nouvelle, puis à s’agripper à cette thèse stupide en prononçant des oukases et des exclusions dignes, en effet, d’un pape des temps passés. Dans l’inévitable mise à distance qui s’en est ensuivie, on a même été fouiller dans ses références philosophiques à Jacques Maritain, puis de là à la droite française la plus extrême, quand ce n’est pas à son attitude pendant le deuxième guerre mondiale.

Le grand mérite du livre de Laurent Cugny est de faire justice de certaines accusations inexactes tout en analysant de près, lectures des textes à l’appui, la façon dont fonctionnait la pensée « esthétique » du fondateur du « Hot-Club de France ». Cela dit, on sent bien quand même dès les premières lignes que notre historien et musicologue n’a aucune sympathie pour le personnage dont il examine le parcours. Quant aux raisons de cette antipathie, elles appartiennent à l’auteur, et se confirment de page en page malgré la mise au jour des éléments « à décharge ». Partagé entre son honnêteté foncière et le sentiment négatif que lui inspire le personnage si ce n’est la personne, Laurent Cugny est ainsi amené à plusieurs reprises à défendre l’apport de Hugues Panassié à l’histoire du jazz en France, tout en regrettant à la ligne suivante qu’il n’ait pas fait beaucoup mieux ! Ainsi souligne-t-il l’audace du jeune critique mettant en lumière les jazzmen noirs des années 25 - 30, tout en déplorant qu’il n’ait pas su remonter plus haut dans le temps. Dans la même veine, il tend à valoriser d’un côté les constructions esthétiques de l’auteur de La Véritable musique de jazz, tout en dénonçant chez lui ce qu’il nomme son délire, puis sa paranoïa, admettant à une page qu’il n’écrit pas en terme de catégories cliniques, puis utilisant le même mot sans le moindre guillemet à la page suivante.

Ce point mérite, me semble t-il, d’être relevé et analysé. Car « entre science et religion », tout jugement relève plus ou moins du délire, et c’est seulement à l’aune d’une certaine forme d’efficacité qu’on peut juger de sa pertinence. Après tout, l’invention du concept d’Inconscient par Freud est de cet ordre. Panassié ne connaissait pas grand chose à la musique ? C’est bien ce qui rend après-coup d’autant plus étonnante sa perception des solos et solistes fondateurs du jazz. Il revenait sans cesse sur ses évaluations, jetant aux orties des musiciens qu’il avait magnifiés pour en mettre d’autres à la place ? Dans ces époques où les documents, même sonores, manquaient, comment éviter ces errements ? Panassié a le tort de ne pas savoir que le jazz remonte en fait à la plus haute antiquité ? [2] Bien sûr, il n’est pas notre contemporain, et ne bénéficie pas du savoir accumulé par les universitaires, dont le premier fut J.B. Hess, qui a fait le lien entre les générations. Et entre les styles, avec sa manière à lui de délirer, tout en étant contrebassiste !

Il y a - me semble-t-il - comme un sous-texte dans le texte de Laurent Cugny qui me chagrine un peu. Je ne connais moi non plus rien à la musique [3], et pourtant je crois savoir, dans des limites précises, en évaluer la ou les dimension(s), et ne cesse depuis très longtemps de tenter d’en pénétrer les arcanes comme un amateur, comme un mélomane, tout en essayant de rendre compte par l’écrit de cet ensemble, en effet « insu » de moi-même, mais que je puis ainsi partager avec des lecteurs. Lesquels ne sont pas tour armés du savoir qui serait en effet nécessaire pour éviter à coup sûr ce que Laurent nomme le délire. Mais au profit de quoi, et parfois de quel ennui ? André Francis, Lucien Malson, André Hodeir, Laurent Cugny lui-même (ou Franck Bergerot !), et j’en passe et j’en oublie, ont su habilement tramer leurs écrits entre délire et savoir, science et religion, pour que la musique de jazz non seulement existe (elle n’a pas besoin d’eux, ni de moi), mais illumine encore le monde de l’art comme une fondation musicale unique au XX° siècle.

Peut-être y-a-t-il là au fond un vrai point de désaccord. Faire remonter l’histoire du jazz en France au milieu du XIX° siècle est sans doute scientifiquement juste et bien argumenté, mais ne dit rien de l’irruption imprévisible de cette musique dans les années 20. Tout comme la lecture des pré-socratiques reconstruit après coup l’apparition soudaine de la philosophie. Socrate et Platon ont inventé quelque chose qui n’était pas là, et qui a a fait école. Armstrong et Ellington ont fait de même dans le champ musical, et c’était universel dès l’entame. Toutes les musiques surgies au XX° siècle n’ont pas eu ce destin. Du moins je le pense.

Philippe Méziat


Après Panassié. Permanences d’une certaine conception du jazz

Pour reprendre le terme fréquemment utilisé par les commentateurs politiques, Hugues Panassié était un homme particulièrement clivant, ne laissant guère de place à l’indifférence, pour qui s’intéresse de près ou de loin au jazz, du moins de son vivant. Les diverses attitudes à son égard, soutien inconditionnel (suivi de ruptures) ou rejet total, se sont toujours exprimées en termes polémiques souvent violents. A l’inverse, est-il vraiment raisonnable de revenir aujourd’hui sur le « cas Panassié » ? La cause semble entendue sur l’échec final de sa tentative de promouvoir sa vision du jazz par une activité inlassable. Il semble pourtant possible d’opter pour l’analyse historique distanciée, ne cherchant pas à juger mais à comprendre. C’est ce qui est réalisé dans Hugues Panassié. L’œuvre panassiéenne et sa réception de Laurent Cugny (2017), qui s’inscrit dans la perspective d’une histoire générale du jazz en France. Mais il ne s’agit pas d’un exercice gratuit de spéculation intellectuelle sans enjeu véritable. Car si son œuvre ne sert plus aujourd’hui de référence, hormis chez une poignée de fidèles, des conceptions, des positionnements idéologiques, des pratiques perdurent dans le monde du jazz actuel. Sans rechercher l’exhaustivité, je garderai quelques points d’observation.

Pour commencer, « l’essentialisme afro-américain » (p. 81-82, entre autres), qui a traversé les périodes dans une grande variété de formes, dépasse largement l’univers conceptuel de Panassié, et pénètre largement et spontanément dans l’opinion, pour qui le jazz est « la musique des Noirs américains ». Ainsi, l’idée d’un jazz noir pillé et dénaturé en permanence par « l’Amérique blanche » est une constante, revivifiée à l’apparition du Free Jazz, où, cette fois, il n’y a aucune récupération possible considérant son caractère irréductible. C’est une des idées maîtresses de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli dans Free-Jazz/Black Power (1971). Certes, je ne dis pas que cet ouvrage relève de l’obédience panassiéenne, même « objectivement » ! La différence est fondamentale : la musique noire ne relève pas d’une « essence » mais d’une évolution historiquement construite. On y verra seulement, en liaison à l’époque de son écriture, la traduction dans le domaine du jazz d’une idéologie de type gauchiste, souvent appliquée au mouvement social, dont les revendications seraient sans cesse « récupérées » par le Pouvoir et le Patronat. De quoi désespérer de Billancourt.

Ce « tropisme afro-américain » se retrouve au début de XXIe siècle chez Alexandre Pierrepont dans Le champ jazzistique (2002), au milieu de remarques acides visant André Francis, Lucien Malson et Francis Newton [4], ainsi que dans l’actuel Jazz Hot, qui défend un jazz identitaire, personnalisé par Wynton Marsalis après sa bifurcation du milieu des années 1990 et l’entreprise du Lincoln Center Jazz Orchestra. Par une curieuse analogie, on pourrait faire le rapprochement, en cette année du cinquantenaire de mai 1968, avec l’idéologie ouvriériste de groupes gauchistes, considérant la classe ouvrière comme le moteur unique de la transformation sociale…
On y retrouve le même essentialisme, social cette fois, avec pour conséquence pour certains « établis » de quitter la Rue d’Ulm pour devenir ouvriers, un peu comme Mezz Mezzrow dans « son obsession à vouloir s’identifier aux Noirs », suscitant le scepticisme de Sidney Bechet (p. 138).

Si l’on voulait positiver, on pourrait associer cet essentialisme afro-américain à une constante attitude antiraciste, aussi bien vis-à-vis des Noirs que des Roms (Django Reinhardt), ainsi que l’absence d’antisémitisme (résultat de sa rencontre avec Milton Mesirow ?), pourtant répandu dans les milieux d’inspiration maurassienne des années 30. Malheureusement, cette vision du musicien noir, forcément authentique, relève d’un certain primitivisme, considéré par Panassié dans son sens artistique (peintres « primitifs », p. 117). Mais on reste aux limites du paternalisme.

Poursuivons en élargissant la construction panassiéenne du jazz à sa dimension sociale et économique, avec des ramifications actuelles qui peuvent paraître inattendues auprès du public du jazz. Et là, la situation personnelle d’Hugues Panassié ne peut pas être évacuée. « Sa famille avait possédé toute une tapée de mines de manganèse en Russie » racontent Mezz Mezzrow et Bernard Wolfe (La Rage de Vivre, trad. de Really The Blues, Correa, 1951, p. 231) sans insister outre mesure. Notre homme n’est ni salarié, ni entrepreneur, ni membre d’une profession libérale. C’est un rentier.
Ce qui explique, entre autre, qu’il ait pu vivre sa passion sans contraintes économiques, même s’il a pu avoir, et c’est compréhensible, quelques soucis financiers (p. 20). Mais son rapport à l’économie n’est pas confiné à son parcours individuel. Dans sa conception d’une pratique musicale marquée par la sincérité, le désintéressement et le plaisir, l’argent n’a guère de place. « Les vrais musiciens, authentiques, n’avaient pas à être payés pour jouer (et pour enregistrer) ». Les musiciens, tels Sidney Bechet ou Big Bill Broonzy n’étaient pas forcément d’accord (p. 138). A rapprocher avec le constat de Francis Newton/Eric Hobsbawm : « Les musiciens de jazz sont des professionnels. Les préjugés d’une grande partie du public contre la commercialisation de cet art obligent à répéter cette vérité évidente » (Une sociologie du jazz, trad. de The Jazz Scene, 1966, p. 161).

On reconnaîtra que les questions économiques au niveau de la pratique des artistes restent assez peu évoquées dans le discours sur le jazz, notamment en France. Rituellement, la crise de 1929 est évoquée dans sa corrélation avec la désaffection du style Nouvelle-Orléans, les musiciens vivant difficilement ou devant se reconvertir dans d’autres activités, tel Sidney Bechet devenu tailleur (p. 42). Il a fallu longtemps, par exemple, pour que le public friand des productions Blue Note ou Prestige soit au courant des conditions financières des enregistrements.

Mais il y a plus.
Cette idée de gratuité, héritière peut-être d’un certain romantisme aristocratique (associant l’artiste maudit et le musicien en livrée) se retrouve dans l’attitude du public des concerts et des festivals. Le « concert gratuit » a été élevé au rang de revendication festivalière, et aujourd’hui, le rappel est devenu systématique après le salut des musiciens. Attitude qui n’a rien à voir avec le bis demandé à la fin d’un concert de musique classique, qui relève simplement de la culture du gratos.
Un exemple. Lors du festival d’Antibes, le 26 juillet 1965, la prestation de John Coltrane dans A Love Supreme est diversement appréciée (le disque enregistré le 9 décembre 1964 n’est pas encore connu en France). A l’écoute de la fin du concert, capté par l’INA, on entend les applaudissements. Peut-être pas un enthousiasme délirant, mais pas de manifestations d’hostilité. Les vociférations surviennent lorsque André Francis annonce la fin du concert, et il est obligé de rappeler à un minimum de décence, après une prestation où l’artiste a donné tout de lui-même.

J’en viens enfin au « positionnement idéologique et politique » (pp. 93-105). Le lien entre le traditionalisme religieux, le conservatisme des positions artistiques et l’extrémisme (de droite) des convictions politiques d’Hugues Panassié est facilement établi. Sur le plan politique, son activisme reste modéré par rapport aux divers mouvements d’extrême-droite (p.97). On remarquera qu’au cours des polémiques entre, pour simplifier, anciens et modernes, les adversaires d’Hugues Panassié n’insistent guère sur ses positions politiques (sauf de temps en temps Lucien Malson), et surtout, n’évoquent pas un quelconque passé vichyste ou collaborationniste, ce qui aurait pu être, si l’on peut dire, de bonne guerre en ces lendemains de Libération. Les accusations, sans preuves décisives, viennent essentiellement des États-Unis (p. 102), selon un procédé qui a pu être appliqué à Wilhelm Furtwängler, resté en Allemagne pendant la période nazie. S’agit-il d’une conception « hollywoodienne » de l’Europe de cette époque, où l’on ne pouvait être que résistant, déporté, exilé ou alors collaborateur ?

L’ardeur militante d’Hugues Panassié se déploie hors du champ politique, en se concentrant dans le domaine du jazz sur deux niveaux, avec de fréquentes passerelles : la défense de ce qui lui apparaît comme le « vrai jazz », et la polémique contre tous ceux qui ne partagent pas ses positions. On peut s’étonner, d’une manière globale, de retrouver dans la critique musicale les ingrédients de la rhétorique passionnée du débat politique. Cette propension à la véhémence dans le discours a fait partie pendant longtemps des discussions entre passionnés de jazz. La tentation du sectarisme n’est pas loin. Hugues Panassié y a largement succombé. Mais on voit bien qu’il n’est pas le seul. La défense et illustration du free-jazz a donné lieu à de nombreux anathèmes, symboliques cependant, avec une forte composante de prises de parti puisées dans le champ politique.

Semble se dessiner alors une tendance à l’application de la catégorie de progrès au discours sur le jazz. Pour faire simple, le jazz traditionnel est conservateur, les formes modernes du jazz (depuis 1945 !) sont progressistes, ainsi que ceux qui les soutiennent.
Évidemment, cela fonctionne si l’on évoque Hugues Panassié et Michel Le Bris, dans sa période 1965-1969. Mais il n’existe pas d’enquête sérieuse sur la relation entre choix esthétique et positionnement politique. On n’entrera pas dans ce débat. Cependant, il faut bien s’arrêter sur une permanence dans le discours sur le jazz, initiée par Hugues Panassié en France, qui dure encore aujourd’hui. Il rassemble les pièces d’un véritable kit idéologique, qui n’est pas propre au champ du jazz, que l’on retrouve dans la distinction entre théâtre de boulevard et théâtre d’avant-garde (Pierre Bourdieu, La Distinction, 1979, en particulier pp. 260-265). On y trouve le goût du « simple-et-direct », qui caractériserait le jazz traditionnel, face aux « complications » modernes, ou même la survalorisation de l’improvisation, opposée à la froideur supposée des formes orchestrées. Ajoutons à l’argument du bon sens une dose d’anti-parisianisme, qui explique en partie les situations de maintien des hot-clubs en province. Le corpus idéologique se renforce lorsqu’est évoquée la question de l’enseignement du jazz, avec l’exemple romanesque du héros de l’ouvrage de Christian Gailly, Un soir au Club (2002) : « Il voulait savoir si le jazz ça s’apprend. J’ai dit oui, c’est comme tout. Il voulait savoir s’il existe une école. J’ai dit non, pas d’école. Il voulait savoir si je donnais des cours. J’ai dit non, pas de cours. » (pp. 68-69).
Position extrême, allant au-delà de l’image traditionnelle de l’apprenti chez un artisan. La réalité du développement de l’enseignement du jazz suffit pour clore le débat. Dans le même univers de l’hyper-individualisme mâtiné d’anarchisme, on retrouve la méfiance à l’égard de toute intervention de la puissance publique, avec les nombreux commentaires contre l’ONJ et le « jazz subventionné » dont Jazz Hot s’est fait une spécialité.

Enfin, stade suprême de l’anti-intellectualisme, figure le rejet d’une critique puisant dans l’arsenal théorique de références philosophiques, anthropologiques ou sociologiques. Un exemple édifiant nous est donné par l’article étonnant, au sens fort du XVIIe siècle, de Jacques Aboucaya dans Les Cahiers du jazz (janvier 2001, n°1) lieu où on ne l’attendrait surtout pas. L’article heureusement bref, La critique de jazz est-elle encore possible (p. 145-149) est une charge violente contre Jean-Pierre Moussaron (1938-2012), jamais nommé, selon les règles de la rhétorique polémique, mais que le mundillo du jazz a reconnu sans peine. Il faudrait tout citer dans ce concentré de populisme, toujours paré de l’anti-élitisme, qui part de la critique, qui peut certes se justifier, à condition d’argumenter, de la catégorie de jazz vif, établie par Moussaron, pour se lancer dans un discours fantasmé, pourfendant les « docteurs en esthétique », et leur « vindicte fielleuse ». Bref, on retrouve l’alliage du choix esthétique passéiste et de la prise de parti anti-intellectualiste.

On voit donc, en définitive, qu’Hugues Panassié n’est pas un incident spatio-temporel. Il a réuni et diffusé tous les ingrédients d’une conception du jazz qui a traversé les époques. S’il a pu avoir, en France, une certaine notoriété, c’est peut-être en raison du terrain préparé par une philosophie spontanée chez de nombreux jazz-fans dans un empilement de générations. Bien des choses ont changé, heureusement, à commencer par l’extinction de l’esprit de secte. L’universalité du jazz et la grande diversité de ses formes actuelles sont les éléments objectifs des transformations d’attitudes et de comportements qui concernent l’ensemble de la jazzosphère. Je termine sur une note optimiste

Joël Pailhé

par // Publié le 13 mai 2018
P.-S. :

Laurent CUGNY :
HUGUES PANASSIE L’oeuvre panassiéenne et sa réception
Editions Outre mesure, 2017.
Collection Jazz en France
166p. 17euros.

outremesure.lfi.fr

[1Pour des raisons complexes liées à ses rapports avec Charles Delaunay, autre grand « précurseur » de l’exaltation du jazz en France

[2J’en rajoute une couche

[3Je ne pratique aucun instrument et ne sais rien de l’écriture musicale, notes, portées, etc.

[4Pseudonyme de Eric Hobsbawm, choisi en souvenir de Frankie Newton, membre du Parti communiste américain, que d’ailleurs Hugues Panassié a fait enregistrer lors de son séjour aux Etats-Unis de 1938-1939