Entretien

Ingrid Laubrock

Pratique contemporaine du chaos

Ingrid Laubrock © Gérard Boisnel

Parmi les voix du jazz contemporain international, Ingrid Laubrock est certainement l’une des plus passionnantes. Installée à New York depuis de nombreuses années, la saxophoniste d’origine allemande a réussi à coaliser autour d’elle de nombreux musiciens, permettant à sa musique de grandir à pas de géant et de s’affiner au gré de nombreuses rencontres. Déjà remarquée au sein de son Anti-House ou de son octet, l’écriture d’Ingrid Laubrock atteint des sommets dans son nouvel album Contemporary Chaos Practices, notamment dans le raffinement de sa dimension orchestrale. Rencontre avec une musicienne qui sait exactement où elle va et nous y emmène avec un enthousiasme qui transparaît également dans ses mots.

- Ingrid, vous présentez chez Intakt Records un nouveau disque qui marquera certainement votre carrière, Contemporary Chaos Practices. Pouvez-vous nous le présenter ?

Il s’agit de l’enregistrement de deux œuvres pour orchestre de chambre et solistes, Contemporary Chaos Practices et Vogelfrei. Ces dernières années, je me suis de plus en plus intéressée à la composition à grande échelle. En 2012, j’ai participé au deuxième Jazz Composers Orchestra Institute de l’UCLA, dirigé par le compositeur et multi-instrumentiste George Lewis. C’est ainsi qu’est née la première version de Vogelfrei, composée et lue par l’American Composers Orchestra, un orchestre de New York qui se consacre à l’interprétation de musique originale. En 2014, j’ai eu l’occasion de réviser la pièce et d’y inclure des sections interactives ainsi qu’une chorale. Cette deuxième version a été interprétée à la Roulette, à Brooklyn, par le Tricentric Orchestra, un orchestre dédié aux œuvres d’Anthony Braxton et aux compositeurs qui lui sont étroitement associés.

Ingrid Laubrock © Léna Tritscher

Contemporary Chaos Practices a été commandé par le Moers Festival, en Allemagne. Il a été créé par l’orchestre EOS de Cologne, sous la direction de Susanne Blumenthal, en 2017. Le titre fait référence à un type de magie qui met l’accent sur la création de méthodes non orthodoxes, sur l’individualisme, et qui accepte une approche variée de la foi. Cela semblait avoir un parallèle avec ma façon de composer, de jouer et de penser. Les deux pièces sont pour la plupart composées, mais aussi improvisées par des solistes et font appel à des parties orchestrales interactives qui sont façonnées dans l’instant présent. J’ai utilisé deux chefs alternants, Eric Wubbels pour les parties composées et Taylor Ho Bynum pour les parties plus interactives.
En 2017, j’ai reçu une bourse qui m’a permis d’enregistrer les deux œuvres, ce dont je suis extrêmement reconnaissante. J’ai eu la chance d’avoir le légendaire Ron Saint Germain comme ingénieur du son. Il a aussi mixé le disque. Ron est un vrai maître et j’ai beaucoup appris en travaillant avec lui.

- Pour vous accompagner, vous avez réuni des proches, comme Mary Halvorson, Kris Davis et Nate Wooley avec qui vous travaillez depuis de nombreuses années. Ces musiciens ont ils été partie prenante de la conception de la musique ?

Les solistes que j’ai choisis sont tous des collaborateurs de longue date et des amis proches qui ont une compréhension profonde de ma musique. Les pièces sont principalement composées, même en partie derrière les solistes, ce qui signifie qu’elles n’étaient pas directement impliquées dans la conception. Ce qu’ils ont apporté à la musique, c’est une couche supplémentaire et magnifique : leurs voix personnelles.

- Dans l’orchestre, on retrouve également des musiciens comme Jacob Garchik ou Dan Peck, comment avez vous réuni l’orchestre qui a une allure très contemporaine ?

L’instrumentation est la même que celle du Tricentric Orchestra en 2014 - j’ai décidé de la conserver car elle était relativement petite et j’avais un budget limité. Dan Peck et Jacob Garchik sont des amis. J’ai travaillé avec eux dans de nombreux contextes : ce sont des musiciens incroyablement polyvalents et accomplis. Je trouve que c’est le cas de nombreux musiciens basés à New York. Dan est le tubiste principal du NYC Ballet, mais il joue aussi de la musique expérimentale et du heavy metal. Jacob est un grand compositeur à part entière qui compose régulièrement pour le Kronos Quartet par exemple, mais qui se produit également avec Henry Threadgill et bien d’autres.

Contemporary Chaos Practices a été enregistré à New York avec un orchestre sélectionné par Erica Dicker, violoniste principale, et moi-même. Nous avons créé notre groupe de rêve en rassemblant des musiciens classiques de haut niveau dont nous pensions, et parfois savions, qu’ils seraient également partants pour explorer l’improvisation en groupe. Erica a personnellement rencontré chacun des musiciens individuellement pour s’assurer qu’ils étaient bien ouverts à cette expérience.

Mary Halvorson, Ingrid Laubrock © Gérard Boisnel

- Dans cette pièce, on découvre également votre écriture pour la voix (on retrouve Kyoko Kitamura dans le chœur). Est-ce une direction que vous souhaitez prendre ?

Pas particulièrement. On m’a proposé d’ajouter le chœur pour le spectacle de la Tricentric en 2014, et j’en ai profité. J’aime vraiment la couleur que les voix apportent à la musique, mais je n’ai pas l’intention de composer pour les voix dans l’immédiat.

- Au moins depuis les albums d’Anti-House, on remarque une grande influence de la musique contemporaine dans votre écriture. Est-ce que ce disque marque un tournant définitif ? Est-ce que les étiquettes musicales ont encore une importance ?

Je pense que les limites sont beaucoup plus floues de nos jours, et je me retrouve à utiliser toutes sortes d’influences. J’ai étudié beaucoup de partitions de musique contemporaine et j’emprunte des techniques de composition à ce domaine. Mais en fin de compte, il faut trouver sa propre recette, bien sûr.

- Vous êtes allemande, vous avez commencé votre carrière au Royaume-Uni, vous vivez aux États-Unis depuis longtemps… Est-ce que ça a nourri votre musique ?

Où que vous soyez, cela nourrit directement votre musique, bien sûr, mais je n’ai pas pu déterminer quel pays a influencé quoi. Je n’ai commencé à jouer du saxophone qu’après avoir vécu à Londres, alors je vois mon temps comme une énorme courbe d’apprentissage. Mais celle-ci est évidemment infinie. Ici, à New York, l’énergie est grande. Les musiciens ont tendance à être très productifs et à faire de la musique très intéressante à un très haut niveau. Cela vous pousse en tant qu’artiste, bien sûr.

- Vous considérez vous comme une musicienne européenne ?

Pour l’instant, je n’y pense plus. J’ai l’impression d’exister entre plusieurs fissures et mondes différents.

- Qu’est-ce qui a changé dans votre approche de la musique depuis vingt ans et la sortie de Who is It chez Candid ?

Presque tout !!! La musique sur Who is It ne pourrait pas être plus différente de ce que je fais maintenant. Ce n’était pas seulement mon premier disque, mais aussi la première fois que je m’essayais à composer et à diriger un groupe ; j’étais fortement influencée par la musique brésilienne à l’époque. Je suis reconnaissante à Candid de m’avoir fait confiance à l’époque, mais musicalement, ce n’est pas un disque auquel je m’associe encore. C’est un bilan quelque peu naïf.

J’ai l’impression d’exister entre plusieurs fissures et mondes différents.

- Qui sont les musiciens qui vous influencent, de chaque côté de l’Atlantique ?

Beaucoup, et toujours en évolution. J’adore être dans cette communauté bourdonnante et j’apprécie beaucoup de voir de la musique live. Il y a un grand groupe de compositeurs/interprètes ici appelé Wet Ink, et j’adore tout ce qu’ils font. Eric Wubbels, qui a dirigé mes Contemporary Chaos Practices, fait partie de ce groupe. C’est un grand compositeur/pianiste. Il y a aussi des compositeurs qui m’inspirent depuis des années : Anthony Braxton, Henry Threadgill, Muhal Richard Abrams, mais aussi Lutoslawski, Ligeti, Morton Feldman et Sofia Gubaidulina pour n’en citer que quelques-uns.

Le dernier disque que j’ai entendu qui m’a vraiment abasourdie est Circulate Susanna de Cory Smythe. Cory, Daniel Lippel à la guitare detuned et l’étonnante chanteuse suédoise Sofia Jernberg ! Elle est vraiment incroyable et a vraiment quelque chose qui lui est propre. Le disque est ce que j’ai entendu de plus proche d’une incursion dans le rêve de quelqu’un (et en partie dans son cauchemar). Il traite également des questions raciales américaines d’une manière très intelligente et inhabituelle.

- Vous avez sorti également cette année un duo avec votre compagnon Tom Rainey, Utter chez Relative Pitch. Comment concevez vous votre relation musicale ?

Nous aimons jouer ensemble et avons joué toutes sortes de musiques - standards, compositions ou musique librement improvisée. Tom joue un rôle déterminant dans l’élaboration de ma musique. C’est un batteur avec une vraie sensibilité à la composition et il arrive à tout rendre plus intéressant. C’est aussi une grande chance que de pouvoir répéter avec lui, en duo, tout ce que nous faisons ensuite dans le cadre d’un projet plus vaste. Cela solidifie ma musique. Utter est le résultat d’une longue tournée en duo le long de la côte ouest des États-Unis en 2016. En tant que duo, jusque là nous jouions de la musique improvisée. Pour cette tournée, nous voulions changer le concept et inclure la composition, que nous avons coécrite et mémorisée (sauf pour « Chant II », qui est de moi). Au cours de cette tournée, nous avons tourné autour de ces pièces de la façon dont nous le sentions sur le moment… Le matériel composé est déclenché par de petits indices musicaux que chacun de nous peut jouer à un moment donné. Utter est une illustration de ce concept.

Ingrid Laubrock © Frank Bigotte
Ingrid Laubrock

- Êtes-vous tentée par un disque en solo ?

C’est vaguement dans mon esprit - nous verrons. Il y a en fait un album solo sorti sur bandcamp. C’est l’enregistrement d’un concert en direct au Experimental Sound Studio à Chicago, un studio d’enregistrement qui peut également accueillir le public. Tim Daisy et Ken Vandermark y dirigent la série Option, ma performance faisait partie de cette série.

- Quels sont les projets à venir d’Ingrid Laubrock ?

J’ai aussi un nouveau groupe avec Brandon Seabrook (guitare), Michael Formanek (basse), Tom Rainey et moi, que je compte enregistrer en septembre pour Firehouse 12. Pour l’enregistrement, le groupe sera complété par Tomeka Reid au violoncelle et Mazz Swift au violon.

Le saxophoniste alto français Stéphane Payen et moi-même travaillons actuellement sur une tournée et un enregistrement pour mai 2019. Ce sera un quatuor avec Chris Tordini (basse) et Tom Rainey avec une musique qui se rapprochera de celle de Milton Babbit, mais composée par Stéphane et moi. Puis il y a deux enregistrements d’Intakt qui sortent début 2019 et dont je fais partie. Ce sont Tom Rainey Trio - Combobulated et Stephan Crump, Ingrid Laubrock, Cory Smythe - Channels. Kris Davis et moi prévoyons d’enregistrer un CD en duo pour Intakt l’année prochaine.

J’ai également commencé à travailler sur une troisième grande pièce de musique de chambre pour 20 musiciens et solistes, Cory Smythe et Sam Pluta. C’est encore dans les cartons néanmoins.