Chronique

Isabelle Cirla & Joël Trolonge

Le retour du Coelacanthe

Isabelle Cirla (bcl), Joël Trolonge (b)

Label / Distribution : Linoléum

En suivant le sillage du Cœlacanthe, poisson antédiluvien qui vit dans les profondeurs des mers du sud, le duo toulousain qui unit la clarinettiste Isabelle Cirla et le contrebassiste Joël Trolonge ne cherche pas seulement le calme froid des abysses. S’ils ont choisi de se ranger sous la bannière de ce poisson bleu nuit, c’est que leur musique, elle aussi, visite les tréfonds des graves… Un endroit plus douillet que les fonds marins où clarinette basse comme contrebasse filent avec élégance.

Ce qui frappe, dès « Septembre, l’écorce » qui ouvre l’album sur le timbre très rond de Trolonge, c’est la sobriété étincelante qui semble animer une conversation apaisée. Il y a beaucoup de naturel dans cette alchimie de poésie brute. Même lorsque le ton s’échauffe, « Sur un fil », et que ces deux basses retrouvent leur nature rythmicienne, il se dégage de ce disque une forme de quiétude impavide qui sied parfaitement aux fosses marines. La complicité des deux musiciens n’est pas nouvelle ; tous deux ont participé aux Radiophonies déconcertantes, un spectacle où, avec l’acousmaticien Patrick Faubert, ils mélangeaient les archives sonores aux timbres envoûtants de leur duo. Ici, bien que la voix soit absente, on retrouve la chaleur des lampes de vieilles TSF et le parfum de nostalgie qui l’accompagne. C’est ce qui nourrit la quiétude de la « Lune », splendide morceau de Guillaume de Chassy où des clairs-obscurs naissent des caresses de la clarinette sur les cordes.

Pas de voix mais, dans ce bel enregistrement où la distance entre instruments et micros semble infime, le souffle omniprésent d’Isabelle Cirla, qui impose cette présence organique. Dans « La Combe » - une profondeur nouvelle, celle du ravin… - c’est cette respiration qui, en marquant les phrases musicales comme des cycles, trace une voie d’eau pour leur valeureux poisson. Cette impression caressante de la voix, on la retrouve dans l’aspect narratif de l’écriture (« La Fiancée de Mortimer » ). Parfois, le duo n’évoque qu’un lieu, ou un instant, mais c’est une eau-forte qui se dessine. Ainsi avec « Les syrphes », sans doute un des plus beaux de l’album, c’est tout un paysage de soir d’été qui naît sous les longs traits de la contrebasse et les projections de couleurs de la clarinette.

En associant deux instruments dont le timbre s’identifie assez naturellement au jazz, bien que leur alliance unique ait une dimension intimiste évidente, notre duo s’inscrit dans une certaine tradition malmenée de caresses. C’est ainsi qu’on apprécie, au milieu des très belles miniatures du duo, un morceau de Dave Liebman (« The Runner : Mind and Body ») traité comme un songe acidulé. On pense à un autre duo, Rhizottome, dont l’instrumentation iconoclaste irradie lui aussi une forte identité. Toujours cette légèreté sans virtuosité inutile qui définit les parcours d’équilibristes… La nébulosité de ce dialogue de basses, le grain de cette musique aux atmosphères inédites créé une poétique particulière, pleine de nostalgie. Isabelle Cirla et Joël Trolonge sonnent avec le retour du Cœlacanthe un hymne aux profondeurs. On plonge avec bonheur à leur côté à la recherche de ce poisson miraculeux en s’enivrant des profondeurs.