Portrait

J’irai revoir l’énorme Andy

Le MegaOctet fête un quart de siècle de concerts et de répertoires. Son instigateur bonhomme, Andy Emler, joue et compose depuis plus d’une trentaine d’années.


Photo : Andy Emler © Hélène Collon

Le MegaOctet fête un quart de siècle de concerts et de répertoires. Son instigateur bonhomme, Andy Emler, joue et compose depuis plus d’une trentaine d’années.

En arrivant sur la scène du théâtre de Coutances, pour le festival Jazz sous les pommiers, Andy apostrophe le public : « C’est bien ici la Normandie ? » « Ouiiii ! » répond un public bien ordonné.
Alors du haut de son mètre quatre-vingt-dix, le pianiste soupèse à deux mains sa généreuse bedaine et lance, avec une pointe d’accent anglais et le plus sérieusement du monde : « Non, c’est moi l’énorme Andy ! ». Consternation amusée dans la salle.
Les blagues d’Andy sont pour lui des outils d’expérimentation sociologique. Chacun de ses concerts est le théâtre d’un rituel presque mécanique. Les mêmes blagues aux mêmes moments. Cette façon de procéder lui permet de prendre la température de l’audience, de poser des repères. Parfois, cela déclenche encore des fous rires parmi les musiciens, mais parce qu’ils perçoivent un décalage contextuel. C’est encore par goût du calembour et du bout-rimé qu’il laisse des espaces pour les mots dans sa musique. Des improvisations verbales collectives, des titres à double-fond.
Il faut reconnaître qu’il aime à s’entourer de spécialistes du genre. On ne taira pas l’inépuisable tourbillon généré par le trompettiste Médéric Collignon, longtemps membre du MegaOctet. Il serait vain d’ignorer les ressources durables en matière d’humour et d’acrobaties musicales de Thomas de Pourquery, membre permanent de l’orchestre. Et que dire de Philippe Sellam, instigateur du groupe sans pudeur No Jazz, ou membre, avec François Thuillier, du non moins délirant Wonder Brass Factory du tromboniste Daniel Casimir. Ce ne sont pas les derniers à rigoler. Laurent Dehors lui-même, ne peut cacher sa participation active au mouvement du jazz détendu. La ligne de front du MegaOctet ne joue pas pour la Maison Borniol. De même, il y a longtemps, le Putain d’Orchestre Modulaire (POM) n’avait rien d’une formation luthérienne d’endimanchés. C’est sûrement ce qui explique ses accointances musicales avec Elise Caron et leurs différentes collaborations, car la chanteuse n’est pas connue pour son esthétique cistercienne.

Evidemment, cette fantaisie, cet humour, ces relations aux musiciens vivaces et facétieux, cachent (mal) la quantité de travail abattue pour organiser, conduire, produire la musique.

Ce ne sont pas ses décorations - si nombreuses qu’il pourrait les arborer au revers de sa veste, tel un général de l’ancienne URSS – qui le rendent meilleur musicien. Même si, attardons-nous un peu, il cumule quatre Djangos d’Or, deux Victoires du jazz, des Prix de l’Académie du Jazz, des récompenses discographiques à la pelle et même une rosette pour sa contribution aux Arts et Lettres. Non, sa véritable contribution à la musique reste l’énergie heureuse et optimiste qu’il diffuse dans ses projets. Une curiosité insatiable et une oreille parfaite lui servent de boussole dans ce monde de sons.

La scène se passe au Petit Faucheux, à Tours. Le club fêtait ses vingt-cinq ans et pour l’occasion, avait invité quelques solistes de renom, improvisateurs, qui avaient un jour ou l’autre, participé à l’aventure de cette scène exemplaire de musique actuelle. Andy Emler était de ceux-là. Après le concert, on le retrouve attablé, en pleine discussion. Il parle franchement, sans grande amertume, de sa situation professionnelle, économique. Il pointe le peu d’occasions qui lui sont données de jouer en concert, malgré cette reconnaissance. Il parle des tarifs scandaleusement ridicules qu’on lui propose. Et qu’il finit par accepter. Il se raconte, sincèrement, posément. Andy Emler n’est pas en colère. Il ne se plaint pas. Il constate. Ce soir-là, comme beaucoup d’autres, il décrit avec lucidité le monde tel qu’il le voit. Car il se sait en quelque sorte protégé par sa musique, ses compositions, ses disques et ses concerts qui, sur le plan philosophique et personnel, le comblent. Aucune amertume, aucun regret. Les mauvais souvenirs s’effacent derrière les nombreuses joies que lui procure la musique.

Septembre 2012. La fête de l’Huma a aménagé une scène pour le jazz, dans un coin. Coincé entre les pavillons antillais qui distillent à peine discrètement les derniers tubes dansants des iles et l’arrière de la grande scène, ce petit chapiteau de toile est doté d’une scène étroite devant laquelle quelques chaises de jardin en plastique blanc permettent aux rares spectateurs informés d’assister aux concerts de jazz programmés. En première partie, Jeanne Added en duo avec Marielle Chatain avait testé et détesté cette acoustique si particulière. Lorsque le MegaOctet se tasse sur la scène, qui le contient à peine, le concert de Patti Smith démarre, de l’autre côté du remblai. C’est donc, soutenu par le groupe de la grande rockeuse et accompagné par le dernier zouk à la mode que le répertoire du MegaOctet est joué. Les musiciens diront n’avoir rien entendu de ce qu’ils jouaient. Qu’ils se rassurent, nous non plus. Andy, se remémorant ce concert, dira simplement « Quel bazar. C’était vraiment un étrange moment. On n’a rien entendu ». Et d’en rire, simplement.

C’est poussé par cet optimiste qu’il propose ou accepte les collaborations les plus étonnantes. Son enthousiasme pour l’écriture et les nouveaux projets lui jouent quelques tours parfois. Il fait de belles rencontres avec des chefs d’orchestres, des directeurs de festivals, de radios, de salles, il s’émerveille du travail des uns et des autres, propose des collaborations, lance des idées et, pour ne pas que cela reste lettre morte, fixe des échéances, prend rendez-vous, signe des engagements. Seulement, après, il faut l’écrire cette musique de création ! Son bagage classique, sa curiosité musicale qui le pousse dans toutes les directions esthétiques, sa verve d’écriture lui permettent de s’affranchir de toutes les difficultés et de livrer, projet après projet, des partitions originales.

Dans le bus qui le ramène d’un concert avec le MegaOctet en Allemagne, alors que l’heure matinale provoque une léthargie quasi générale parmi les musiciens sortis de scène un peu plus tôt, Andy est assis, seul. Il sort un petit carnet de sa poche et tout en chantonnant, le griffonne de notes. Il écrit. Autour de lui, les rares conversations, le bruit du véhicule, le paysage, semblent ne pas affecter sa concentration. Il dira écrire en permanence, des phrases, des bribes, des motifs. Il en sort de son chapeau comme le magicien fait apparaître ses lapins. Optimiste et chaleureux. Il écrit pour ses amis, ses compagnons. Il n’imagine pas un solo de saxophone, mais une mélodie pour Philippe Sellam. Il ne compose pas une partie de tuba mais un concerto pour François Thuillier. Il écrit sa musique comme un écrivain pense et invente ses personnages.

Fidèle, il aime garder ses musiciens. Ceux-ci font leur possible pour être disponibles car, tous le disent, le MegaOctet et la musique d’Andy Emler sont très revigorants. La musique y est écrite pour eux et eux seuls. La rythmique de l’orchestre est consolidée par un travail en trio. Cette façon de garder les mêmes musiciens d’une formation à l’autre n’est pas seulement la marque de l’amitié fidèle qui les unit, c’est aussi un atout. Car dans le trio comme dans l’orchestre, plus le triangle est solide, meilleure est la musique. Mais ce n’est pas tout. Andy Emler écrit les thèmes en fonction des personnalités. Lors de sa dernière création en date, il a proposé à François Thuillier une pièce si particulière que le tubiste, pourtant réputé pour ses talents d’instrumentiste, a longuement travaillé pour arriver au résultat souhaité. Pourtant, ce n’était pas une chausse-trape, mais une marque de respect et d’amitié. Andy savait que cette partition ne pouvait être jouée correctement que par son tubiste. Avec Thomas de Pourquery, ce sont des joutes acrobatiques en duo. Le projet est baptisé Chauve Power, car comme dit Andy : « Chauve power, je suis chauve mais j’ai les cheveux dans le cœur ». Avec Philippe Sellam, avec qui il mène également, et depuis longtemps, un duo piano-saxophone, c’est la mélodie rythmique qui prime. Quant au percussionniste François Verly, Andy sait pouvoir aussi compter sur ses talents de thérapeute pour « décoincer un nerf » ou apaiser les muscles des mains après un excès de répétitions. Avec Laurent Dehors et son instrumentation polymorphe, il se met souvent à l’orgue. Tuyaux contre tuyaux.

L’orgue ! Sa relation à l’orgue remonte à l’enfance. C’est un instrument qu’il connaît et qu’il a dompté. Il a passé des heures à l’Abbaye de Royaumont, où il était en résidence, à triturer l’orgue maison. Aussi, il accepte la proposition du festival Jazz à Vannes : une création pour orgue, saxophones et bombarde. Dans une chapelle vannetaise, il s’amuse à faire gronder les tuyaux. En chaussettes sur les touches de pieds, il paraît bien petit face à la dentition métallique parfaitement alignée du Cavaillé-Coll. Malheureusement - détail invisible pour le profane -, il n’y a pas de repose-pied. Andy passera tout le concert les jambes en tension, pour ne pas risquer d’appuyer malencontreusement sur les touches. Il sortira courbatu comme un athlète après l’effort. S’en plaint-il ? Il s’en amuse, à demi fier de la performance physique. Il a la forme, ce grand monsieur.

Il y a vingt ans que j’écoute les musiques d’Andy, depuis l’époque où il codirigeait un ensemble au nom sucré, le POM, où s’excitaient déjà quelques jeunes gens débridés. Le MegaOctet existait depuis quelques années, mais il était entre parenthèses. C’est à partir des années 2000 que je deviens un auditeur-spectateur régulier d’Andy Emler, sans le faire exprès d’ailleurs. J’assiste ainsi à la renaissance du MegaOctet, découvre le trio ETE avec Eric Echampard et Claude Tchamitchian, le duo avec Philippe Sellam, les expériences avec Elise Caron, le solo au piano, à l’orgue, le duo avec Laurent Dehors, avec Thomas de Pourquery et j’en passe. La signature musicale d’Andy Emler est particulière, reconnaissable, mélodico-rythmique. Il s’est trouvé une famille de musiciens pour le suivre. Et bénéficie en permanence de la présence de Thierry Virolle, administrateur de la Compagnie Aime l’air, outre celle de Vincent Mahey derrière la console. Une sainte trinité.

Alors, oui, j’irai revoir l’énorme Andy. Dès que possible, quel que soit le contexte. Parce qu’il joue une musique revigorante et charnelle. Et sans faiblir.