Scènes

Jazz aux Écluses 2014

Le festival Jazz aux Ecluses célèbre la liberté.


Photo © G. Boisnel

Pour la septième année consécutive, les amateurs bretons, normands, britanniques, etc se sont retrouvés, le troisième week-end de septembre, à Hédé-Bazouges en Ille-et-Vilaine. C’est là que se tient Jazz aux Ecluses, sur le fameux site des Onze-Écluses. L’édition 2014 célébrait le soixante-dixième anniversaire de la Libération.

Les festivités de Jazz aux Ecluses 2014 ont commencé exceptionnellement dès le 19 septembre par la reprise à Rennes de Brothers In Art, l’œuvre pour orchestre symphonique et quintette de jazz composée par Chris Brubeck et Guillaume Saint-James, déjà évoquée dans ces colonnes. Cette suite en sept mouvements à la bigarrure épatante nous fait passer de la vie tranquille dans la Normandie d’avant-guerre (« Wave of Tranquility ») à la liesse étourdissante des villes libérées de l’occupant en traversant les durs moments des combats de la Libération. Le jazz y rencontre la musique populaire européenne : tango, valse (« Liberty Waltz »). Des échos de la grande musique américaine (Gershwin, Bernstein, Copland) y côtoient des standards planétaires, des chansons, un boogie endiablé avec Chris Brubeck au piano… Le tout, sous la direction enthousiaste de Didier Benedetti, déroule une page mouvementée de l’Histoire, emportée par le souffle de l’espoir.

Christophe Monniot © G. Boisnel

Sur le site des Onze-Écluses (il se trouve sur la route empruntée par les libérateurs en 1944, désormais baptisée « Voie de la liberté »), le spectateur bénéficie d’une offre variée avec la programmation de la Péniche spectacle (Théâtre du Pré‑Perché et Marion Thomas quartette), les concerts gratuits en plein air (Le Ballon swing, les Repris de justesse et la désormais traditionnelle « battle » de Jazz aux Ecluses), des conférences, un ciné-concert, etc. Mais le cœur du festival reste son chapiteau.

Christophe Monniot Ozone : sous le signe de l’engagement

C’est Christophe Monniot et son quartette Ozone qui y ont ouvert les festivités avec Featuring Martin Luther King. Il s’agit d’une version scénique de Variations Martin Luther King Around The Dream, une émission de France Culture réalisée par Alain Joubert, Pierre Pauthier et Sylvie Gasteau sur une idée de cette dernière. L’œuvre a pour support le fameux discours du pasteur américain, connu sous le nom de I Have A Dream et prononcé le 28 août 1963 lors de la marche vers Washington pour la liberté et l’emploi. Elle fait entendre l’intégralité de ce texte inspiré en superposition à une version polyglotte sur laquelle les instrumentistes déposent leurs notes. Monniot (saxophone sopranino, alto et baryton), dit lui-même l’exorde, en français et en play-back, face à un micro d’époque. Le texte des différentes versions est diffusé par un gros magnétophone à bande que contrôle Sylvie Gasteau. Le quartette est complété par Emil Spanyi (claviers) et Joe Quitzke (batterie). Monniot se démène comme un beau diable et court, un peu fébrile, de sa table de mixage à un instrument puis un autre, dans un temps très contraint. Cela laisse peu de temps pour établir le contact avec le public. Heureusement, les spectateurs sont amplement récompensés dès lors qu’il prend un de ses saxophones. Les passages au sopranino (utilisé parfois à la manière d’une clarinette orientale) et au baryton (un superbe passage mélodique, notamment) m’ont particulièrement charmé, mais Monniot exploite toutes les possibilités de ses instruments, y compris leur utilisation percussive ! L’œuvre a la forme d’une rhapsodie improvisée, avec pour points d’accroche des titres comme « Summertime », « Amazing Grace », « Someday My Prince Will Come » et « Doxy ». Si l’improvisation connaît bien quelques temps morts, l’ensemble est plutôt réjouissant, plein de surprises, et Spanyi comme Quitzke y contribuent en ne se contentant pas d’accompagner. Si le public est clairsemé, l’accueil, lui, est très chaleureux.

R. Washington © G. Boisnel

Jacques Schwarz-Bart Jazz Racines Haïti  : envoûtant vaudou

Après une pause rapide pour dîner, écourtée par une longue conversation détendue avec Christophe Monniot et une partie de ses complices, on se retrouve sous le chapiteau pour écouter Jacques Schwarz-Bart (saxophone ténor) dans son récent répertoire. Il est accompagné ce soir d’un ensemble proprement épatant avec Moonlight Benjamin (chant et danse), Gregory Privat (piano), Reggie Washington (contrebasse) et Arnaud Dolmen (batterie). La célébration s’ouvre par l’entrée chorégraphiée, très impressionnante, de Benjamin qui chante a cappella : premier frisson. Cette chanteuse à la voix puissante, danseuse inspirée et remarquablement mise en lumière, ponctue le concert de vrais moments de grâce. Sa voix a parfois des accents de Myriam Makeba. Ce mélange de musique, de chant et de danse exerce un charme puissant sur les spectateurs. La musique inspirée de Schwarz-Bart, qui n’est ni d’hier ni d’aujourd’hui, semble portée par l’incroyable énergie et la générosité inépuisable du saxophoniste. L’aimable façon dont il la commente sans prétention permet à chacun d’entrer dans ce monde quelque peu ésotérique. Elle évolue du chant profond et grave (« Kouzin »), à un lyrisme échevelé (« Blues Jon Jon ») en passant par des instants légers et dansants (« Kontredans »). La présence musicale et humaine de Privat inspire le respect. La joute du jeune homme avec son aîné Washington, comme toute la prestation de ce dernier sont un vrai régal. Quant au jeu du talentueux Dolmen, que Schwarz-Bart pousse dans ses retranchements, c’est un festival de rythmes et de couleurs. La longue ovation du public debout est la juste récompense de tous ces musiciens.

A. Emler L. Dehors © G. Boisnel

Andy Emler MegaOctet : la musique en liberté

La dernière soirée du festival commence avec le groupe du pianiste, aujourd’hui entouré de Laurent Blondiau (trompette), Laurent Dehors (saxophone ténor, cornemuse), Eric Échampard (batterie), Philippe Sellam (saxophone alto), François Thuillier (tuba), Claude Tchamitchian (contrebasse) et François Verly (percussions) (Guillaume Orti remplace Thomas de Pourquery pour l’occasion). Le programme, récent - il n’aurait été partiellement testé qu’une fois, en Allemagne - s’intitule Obsession 3 et c’est une suite en sept mouvements. Laurent Dehors assume l’introduction avec sa cornemuse, dont il tire tout d’abord des sons proches du klaxon pour enfants avant de préluder avec un air celtique. La pièce, intitulée (tous ces titres sont provisoires, prévient Emler) « Tribal Urban 1 » se poursuit avec un tutti qui paraît bien discordant jusqu’à ce que s’y dessine un certain ordre. S’enchaînent alors quelques courts solos (les altos, la trompette, le ténor, le piano), un nouveau tutti et le premier solo, étourdissant de virtuosité, signé François Verly. Le tout s’achève par des ricanements. Le public, un peu somnolent au début, est alors parfaitement éveillé.

François Thuiller © G. Boisnel

On continue avec « Doctor Solo », dédié à Thuillier. Le tubiste y fait preuve d’une vélocité prodigieuse - on peut parler de prouesse rythmique - avant de nous régaler de passages très mélodieux. Le triomphe est total. Le concert nous fait ainsi cheminer de découverte en découverte et de bonheur en bonheur. C’est d’abord un vrai show de Verly, qui fait son de tout ce qui l’entoure, et même de sa voix. Puis Tchamitchian enchaîne en alternant prouesses rythmiques et mélodies prenantes, avant que Laurent Dehors ne nous émeuve avec une ballade d’une douceur ineffable faisant suite à un passage free tout à fait déchaîné. Son compère Échampard signe un extraordinaire solo où il joue de la batterie comme d’un tambour avant de dialoguer avec Sellam puis Emler. Mais pour moi, la grande découverte de ce concert, c’est Guillaume Orti. Son énergie, sa vélocité, son inventivité, la douceur de certains passages, tout m’a séduit. Une ovation debout spontanée, énorme, termine ce concert décoiffant.

Brothers in Arts Quintet : sur un air d’accordéon

Pour la clôture, Chris Brubeck (trombone, basse électrique) et Guillaume Saint-James (saxophones) sont entourés par Didier Ithursarry (accordéon), Christophe Lavergne (batterie) et Jérôme Séguin (basse électrique). Le programme est celui du récent Homage To Our Fathers, (Blue forest and Panoramic Records, 2014). Il se situe évidemment dans le droit fil de l’œuvre symphonique Brothers in Arts, dont il adapte certaines pièces en y ajoutant des compositions de Dave et Chris Brubeck, de Guillaume Saint-James et d’un anonyme.

Chris Brubeck © J.-F. Picaut

Le concert commence par une pièce ancienne de Saint-James tirée des Poissons rouges, « Dave Brubach », témoignage d’une rencontre de longue date entre le saxophoniste et le pianiste. Puis c’est « Wave of Tranquillity », une ballade à la mélodie prenante, d’une douceur quasi élégiaque, qui évoque la Normandie paisible d’avant-guerre où vivait le père de Guillaume. Elle voit dialoguer ce dernier (ténor) et Brubeck (trombone) avant que l’accordéon ne se mêle à la conversation. Déjà se dégage le trio vedette du concert. La « Liberty Waltz » de Brothers in Arts devenue ici « Liberty Voice » reste une valse : c’est évidemment le morceau de choix pour Ithursarry, que Chris Brubeck, passé à la basse électrique, semble dévorer des yeux. La pièce est aussi l’occasion d’un superbe duo - duel amical entre Brubeck et Séguin, bassiste attitré du groupe. « Conclusione », pièce d’un anonyme italien, est une ballade lente avec superbe introduction à l’accordéon. Lavergne s’y illustre dans un beau numéro de percussions manuelles, et le morceau se termine par un duo prenant ténor / trombone dans les graves. Vient alors le moment de l’hommage à Dave Brubeck avec successivement « Blue Rondo à la Turk », où Saint-James s’illustre à l’alto, puis « Take Five » avec un Ithursarry éblouissant. Faute de matériau nouveau, le concert s’achève par la reprise en bis de « Liberty Voice », qui plaît particulièrement au public.

Ce concert aura permis au public français de mieux apprécier les talents multiples de Chris Brubeck, qui s’est plus « lâché » que dans l’œuvre symphonique. Didier Ithursarry s’y est affirmé comme l’un de nos plus grands accordéonistes. Quant à Guillaume Saint-James, c’est un peu comme s’il avait fendu l’armure. Moins tendu, lui aussi s’est livré davantage, et m’a paru ainsi accéder à une stature nouvelle. Un final en beauté pour ce festival qui, en commémorant une libération, a célébré la liberté artistique authentique.