Scènes

Jazz Nomades 2013 (2) Explicites Lyriques

Le théâtre des Bouffes du Nord était encore plus garni pour cette deuxième soirée, placée sous le signe de l’archet. Les astrologues ne vous le disent pas mais c’est très bon signe.


Le théâtre des Bouffes du Nord était encore plus garni pour cette deuxième soirée, placée sous le signe de l’archet. Les astrologues ne vous le disent pas mais c’est très bon signe.

Avec l’arrivée de la troupe Archaos dans les années 90, on découvre que le cirque n’est pas enchaîné à un cahier des charges strict fait de lions, de queues-de-pie et de nez rouges ; qu’à coups d’imagination laissée libre et d’habiles emprunts à la danse contemporaine, au théâtre de rue et à l’ingénierie fantaisiste, une forme qu’on pensait figée se révèle être un des lieux les plus denses de l’époque en termes de créativité.

Savoir le trampoliniste Mathurin Bolze issu de cette noble et fougueuse école, c’est dès lors nourrir certaines attentes.
Lesquelles ne seront pas déçues.

Premiers en scène : Elise Dabrowski, contrebasse en bras, d’une élégance toute cérémonieuse en sa robe noire et longue, et Louis Sclavis qui a déjà joué de sa clarinette basse aux pieds voltigeurs de monsieur Bolze il y a de cela deux ans.
Arrive celui-ci.
Le pardessus râpé dessine une silhouette de clochard acrobate accompagné de musiciens de rue grand luxe.
Flux et reflux des basses et faux bercement de vagues forment le fond sonore des premiers sauts.
Une toile de parachute posée sur le trampoline se gonfle sous l’effet des bonds, mollement d’abord, comme des nuages en mouvement, puis prestement, pour les embraser en flammèches, embrasser en étreinte ; puis, d’un coup, jetée. Ici, accrocher son pardessus à une patère céleste implique des acrobaties lunaires… Au détour des sauts se rejouent des échos de la danse au plafond de Fred Astaire dans Mariage royal.

Mathurin Bolze - Photo Hélène Collon

Dans toute cette suspension, on est moins séduit par la prouesse acrobatique que par le charme des danseurs issus des plus beaux technicolors ou par le burlesque gracieux des meilleurs muets, ceux qui irradiaient un comique fragile. Le tout délicatement souligné par un jeu de lumières qui confère de la picturalité aux pirouettes. Les interprètes musicaux, un peu en retrait, comme au service de l’artiste en vedette, livrent un accompagnement avec juste ce qu’il faut de légers décalages glissés pour ne pas « redonder ».

Des instruments à cordes leur succèdent.
Un orchestre de chambre ? « Orchestre de cabinet de curiosités » serait plus juste. Il y a là Fantazio, contrebassiste à l’excentricité impétueuse, peau griffonnée empruntée au Père Jules de L’Atalante - ce soir recouverte d’atours plus classiquement chics ; la violoncelliste Noémie Boutin, les violonistes Frédéric Aurier, du quatuor Béla, et Jean-François Vrod ; plus Benjamin Colin : Géo Trouvetou percussionniste et la flûtiste Sylvaine Hélary. Prétexte à cette réunion : le spectacle Incidents, centré sur le poète russe Daniil Harms - ou plutôt hanté par lui.

Pour paraphraser Harms lui-même à propos de Pouchkine : « Il est difficile de parler de Harms à quelqu’un qui ne sait rien de lui. Harms est un grand poète. Napoléon est moins grand que Harms. Comparé à Harms, Bismarck n’est rien. Comparés à Harms, Alexandre Ier, Alexandre II et Alexandre III ne sont que des bulles. »

Tentons tout de même une brève présentation. Figure du modernisme russe, Harms fut en 1927 le co-fondateur de l’Obériou (« Société pour l’art réel »), mouvement censé « tarauder la moelle du mot », examiner « le heurt des significations ». De fait, le réel qui envahit les textes est de ceux auxquels on se cogne au point de se faire mal… ou de faire rire le lecteur. S’entendent ici aussi des ostinatos narratifs qui rythment et dérident, des chutes sèches et drôles. On est dans l’absurde, le pince-sans-rire qui tient un peu du koan zen, un peu du conte yiddish, et se prête très bien à ce qui en est fait ce soir : une mise en musique et en scène maligne, où les éléments du décor et la scénographie font son et spectacle, tel ce manteau à longs poils où s’attachent sonnailles et timbales et dont les déplacements esquissent des nuages de percussions, ou encore ce simple sac en plastique dévoilant une richesse percussive étonnante. Sans parler de cette drôle d’invention en tuyaux de PVC, entre orgue et balafon, actionnée à coups de savates…

Vimala Pons Photo Hélène Collon

Dans le bazar des déplacements résonne soudain un violon, non sur le toit mais à la corbeille.
Et tandis que les regards suivent ce qui s’agite, que l’entendement se laisse secouer par les poèmes, des archets et souffles sortent de charmeuses mélodies de fakir qui parfois virent au grinçant, à l’éclaté, comme du verre brisé sur des airs de comptines virevoltant avec aisance.

Annoncés par les prestations précédentes, les charmes du chaos, cette fois, envahissent plus franchement les lieux par l’entremise de deux créateurs de grand saccage : Denis Charolles, de la très honorable Campagnie des Musiques à Ouïr, joueur de peau, métal, terre, arrosoir et tout ustensile utilisable en sciences appliquées de percutteries, et Vimala Pons, brûleuse de planches et de pellicule - chez Podalydès ou chez Resnais –, porteuse d’objets en tous genres, parfois accumulés en très grand nombre, mais aussi porteuse d’elle-même en toutes conditions d’appui, de préférence précaire.

Table mise, archet et gongs, couverts en inox, objets divers diversement répandus, on est entre l’art musical, l’art du cirque et l’art ménager.
Sans oublier, celui, majeur, de la chute et du fracas.
De cette vivifiante déflagration on retiendra une citation de Brigitte Fontaine (extraite de « Pas ce soir »), laquelle était accompagnée ici-même par Denis Charolles il y a trois ans.
On retiendra aussi qu’en faisant d’une hache un chapeau, on peut décapiter une volaille d’un coup de tête.

Vient le tour d’Albert Marcoeur, assis, mains posées sur la table, le Quatuor Béla autour de lui comme une demi-Cène en scène à laquelle les jeux de lumière, décidément forts réussis ce soir, donnent une touche de gravité élégante, de solennité propre à susciter une attention bien méritée, comme le prouvera la suite.
Ouverture en bâillements par le maître Albert et, avec une douceur de chœurs d’angelots, les compères à cordes enchaînent sur une série de saynètes et anecdotes observées depuis un merveilleux point de vue oblique et imprenable.

Albert Marcœur Photo Hélène Collon

Des histoires de fanfare et de chefs de gare.
D’éclipse manquée au Havre.
D’albums photo qu’on commente : ridicule et touchant.
De listes de courses.

Une chanson de statistiques avec fiches à l’appui.
Une autre sur le moment ou cessent les bises et commencent les mains serrées, évocation émouvante du passage à l’âge adulte, bercée de pizzicati.

Tout un art de la parole en-chantée - à la façon de Jacques Demy, qui en-chantait la trivialité des banalités de la conversation.

Sous la drôlerie de ces numéros point aussi la nostalgie, qui la rehausse mais verse presque dans le rôle un peu convenu du mécontemporain contrarié dans ses habitudes.
Presque, mais pas tout à fait.
Quand on est arrimé à tant de fantaisie légère, la chute est impossible.