Tribune

Jazzfest Berlin, le festival tentaculaire


Si la pandémie a bien altéré des choses, ce n’est ni la curiosité ni l’inventivité de la directrice artistique et des équipes du Jazzfest Berlin.

Dans l’obligation de jouer à huis-clos en 2020, Nadin Deventer avait déployé une belle énergie pour que le Jazzfest Berlin se tienne et même se vive en ligne, à cheval sur deux continents, avec une connexion directe avec Brooklyn, New York. Cette fois-ci les conditions sont différentes. A Berlin, il est possible de recevoir du public, le festival se tiendra donc dans un format retrouvé. Cependant l’expérience du streaming, des connexions directes entre scènes éloignées et les partenariats avec les radios et Arte Concert ont été maintenus et même renforcés. Si l’on s’accorde à dire que le streaming ne remplace pas le spectacle vivant, on doit reconnaître qu’il permet le don d’ubiquité et par conséquent d’inventer des nouveaux formats de festival.

Quartabê Photo : Ilana Bar

Cette année encore, l’ensemble des propositions artistiques sera filmé et diffusé par Arte Concert, ce qui permettra au public mondial d’assister à cette édition si particulière, sur laquelle l’équipe du festival travaille dur depuis des mois.
En effet, le Jazzfest Berlin étend ses ramifications dans trois directions : Le Caire en Egypte, São Paulo au Brésil et Johannesburg en Afrique du Sud.

Par ramifications, il faut vraiment entendre un corps vivant. Il ne s’agit pas seulement de suivre les concerts qui s’y déroulent. C’est un projet partagé, une programmation assumée conjointement par Nadine Deventer et ses homologues extra-continentaux. Maurice Louca au Caire, Juliano Gentile et Manoela Wright à São Paulo et Jess White à Johannesburg. Pour ce faire, la directrice berlinoise, toute auréolée du titre 2020 du festival européen de jazz le plus inventif (décerné par Europe Jazz Network) s’est mise en quête de personnalités compétentes et passionnées. Recommandées par des musicien.ne.s en partie, ces quatre personnes ont alors travaillé ensemble, à distance, à élaborer une programmation simultanée et mondiale.

Nadah Al Shazly Photo : Ayla Hibri

Les quatre villes partagent une forte urbanité, un dynamisme culturel prononcé et, hormis Berlin, un lien fort à la décolonisation et la lutte pour leur indépendance. On trouve aussi un terrain politique assez tendu dans les trois mégapoles du sud et un rapport aux aides publiques et aux subventions culturelles, plutôt compliqué. Aussi, il a fallu chercher les fonds nécessaires pour partager les coûts. Berlin a pu, en plus de son budget habituel déjà conséquent, compter sur un dispositif particulier, « Neustart Kultur », pour répondre aux enjeux post-covid.

Les discussions longues et préalables entre les programmateur.trice.s ont permis de dégager des directions communes et d’installer les choses. Les différences culturelles, bien loin de créer de la confusion ou de l’incompréhension, ont servi de base à une sorte de tour de Babel de la musique artistique. Toute la question est de savoir si elle tiendra sur ses bases. Le vent qui souffle chez les tenants d’un jazz traditionnel est souvent glacial lorsqu’on en vient aux musiques plus libres et aux formats hybrides. Avec cette proposition complètement globale et inattendue, on s’éloigne encore un peu du sacro-saint Jazz Hot. Encore que cela reste à prouver…
Le jazz n’est toujours pas mort, il se parle dans toutes les langues.

A Berlin, les concerts du festival et quelques-uns avec des musicien.ne.s des trois villes Maurice Louca l’Egyptien, Mariá Portugal la Brésilienne et Nduduzo Makhathini le Sud-Africain. A Berlin, dans la Betonhalle, nouveau lieu du festival [1] on pourra voir sur plusieurs écrans les propositions des scènes partenaires, streaming en live ou vidéos enregistrées (la situation sanitaire est plus ou moins grave selon les pays). Les échanges seront permanents d’un espace culturel à l’autre, le programme en témoigne, avec des propositions simultanées. Le festival se vivra en direct et en live à Johannesburg, avec des concerts à Sognage.
En plus des propositions partenaires, l’accent est mis à Berlin, sur une programmation américaine et européenne. Il y a un focus sur le piano avec quelques pointures comme Sylvie Courvoisier, Kaja Draksler, Vijay Iyer et Bobo Stenson. Une chose est sûre, c’est que derrière son écran à la maison, devant Arte Concert, dans la salle de Johannesburg ou au silent green de Berlin, la communauté des spectateur.trice.s participera à une expérience inédite et sacrément osée.

Nduduzo Makhathini Photo : Ezra Makgope

« C’est, au fond, une aventure collective, avec nos partenaires et tou.te.s les musicien.ne.s impliqué.e.s. Ce n’est rendu possible que par la confiance mutuelle que nous avons pu établir en cherchant à tirer le meilleur de chaque opportunité. C’est une nouvelle façon de communiquer les un.e.s avec les autres. De plus, les moyens de connexion numérique actuels ouvrent de nouvelles possibilités, comme celle de voyager sans se déplacer ! Tout cela a été et reste un défi. Le défi naît de cette approche collective et négociée. Il s’agit de toujours chercher à parler, penser, et proposer ensemble. Nous avons beaucoup appris et nous apprenons encore, ce qui reste pour moi la seule manière de travailler réellement. » Ce à quoi Nadin Deventer ajoute : « Un tel projet n’est possible qu’avec des partenaires de territoire qui ont une vue locale, des gens en qui les musicien.ne.s ont grande confiance. C’est cela qui ouvre les portes. »

Cette édition est risquée, sur le plan artistique comme financier. Le festival de jazz de Berlin s’est déjà beaucoup transformé pour être maintenant une vitrine la plus actuelle possible de la création jazz et musiques improvisées et d’installations artistiques diverses. Avec cette édition cosmopolite et tentaculaire, on passe un cap.

En ce qui concerne le programme, les concerts, les live-stream et les propositions pré-enregistrées (en vidéo ou en radio) il faut explorer le site du festival.

par Matthieu Jouan // Publié le 17 octobre 2021

[1Le théâtre habituel est en travaux. Le festival s’est déplacé dans le quartier Moabit au nord du centre de Berlin et à investi le centre culturel silent green.