Scènes

Alexander Hawkins, émergence et vagues à Berlin

Le pianiste anglais Alexander Hawkins était l’invité de la Pierre Boulez Saal de Berlin.


@ Peter Adamik

Alexander Hawkins, qui nous vient d’Oxford, est un des musiciens les plus actifs de sa génération. Il évolue dans une grande variété de directions et de constellations : une des raisons qui font que je l’ai rencontré à de nombreuses reprises et que j’écris régulièrement à son sujet depuis 2014. Mon dernier article remonte à la période pré-Covid (2019) au sujet de son duo avec Esperanza Spalding programmé au Jazztopad Festival de Wroclaw.

Alexander Hawkins @ Peter Adamik

Le concert donné par Alexander Hawkins à Berlin le 30 octobre fait partie de la série mensuelle « Improvised Music and Jazz » programmée à la Pierre Boulez Saal (PBS) et présentée par Piotr Turkiewicz, qui est d’ailleurs le directeur artistique du Jazztopad Festival. Articulé en deux volets, il se déroule en lever de rideau de Jazzfest Berlin, les deux organisations ayant décidé d’unir leurs forces pour attirer un public plus large et lui ouvrir des horizons.

Le premier volet présente Musho, un duo associant Hawkins à la chanteuse suédoise Sofia Jernberg. Pour le second volet, Hawkins et Jernberg seront rejoints par la violoncelliste Tomeka Reid, la flûtiste Nicole Mitchell, le magicien de l’électronique Matthew White et le batteur Gerry Hemingway – ce groupe devant jouer une musique conçue spécialement pour l’acoustique de la Pierre Boulez Saal.

Partie I – Chants d’origines différentes

J’ai vu le duo lors de sa toute première prestation en 2015 à l’October Meeting au Bimhuis Amsterdam, et je l’ai revu en 2017 à Ljubljana.

À première vue, un duo piano - voix peut faire penser à un récital classique de Lieder. Cependant, deux aspects radicalement différents permettent d’éviter toute confusion. Les chansons, au nombre de sept semble-t-il, sont présentées en continu sous la forme d’un long passage musical où les morceaux sont reliés par des transitions. Elles émergent d’improvisations avant d’être développées grâce à l’improvisation. Ce faisant, elles télescopent différentes sphères et genres musicaux allant des chants éthiopiens aux chansons suédoises, les deux langues et traditions musicales pouvant être aisément repérées au cœur de ce courant de conscience musical.

Sofia Jernberg @ Peter Adamik

Cette approche rappelle la manière dont les morceaux se fondent et s’unissent dans les trios jazz avec piano. La polyvalence de Hawkins et Jernberg déverrouille les arrière-pays musicaux des chansons, dévoile ce qui est caché dans leurs mélodies et crée des contreforts. On pense au cycle de mélodies Folk Songs composé par Luciano Berio en 1964 et interprété par la chanteuse légendaire Cathy Berberian qui, au début des année 60, inventa et définit un nouveau rôle pour la performance vocale dans la musique contemporaine en introduisant une gamme infinie de vocalisations et de techniques étendues. Si Berberian devait défricher de nouveaux terrains, Hawkins et Jernberg peuvent suivre la voie qu’elle a tracée, l’explorer et la développer encore davantage, ce qui leur permet d’établir un lien avec les grandes lignes de l’édition 2022 de Jazzfest Berlin, centrée sur les traditions folkloriques et les approches jazzistiques d’Europe de l’Est (voir mon essai « Folk traditions and cultural encounters in contemporary jazz and improvised music » dans la version numérique du guide du festival).

L’enjeu, de nos jours, est de trouver un équilibre entre les caractéristiques rugueuses et solides des chansons folkloriques et la force et la fonction expressives des techniques étendues et des incursions improvisatrices. Nous sommes donc en présence d’un grand nombre de constellations. Hawkins et Jernberg parviennent à un équilibre entre la pyrotechnie et un jeu qui a les pieds solidement plantés sur la terre — on le constate de manière très émouvante dans la chanson suédoise qui émerge de leur performance. Le chant de Jernberg est d’ailleurs le plus beau et le plus proche de la source. C’est une bonne façon d’aborder le thème de la tradition folklorique du festival en relation avec les approches et l’improvisation jazzistiques. C’est également une bonne façon de s’intéresser aux perspectives plus larges offertes par le second volet du concert.

Partie II – Trois vagues de sons pénétrantes

Ce deuxième volet du programme rassemble une formation plus conséquente : Alexander Hawkins (p), Sofia Jernberg (voc), Nicole Mitchell (fl), Tomeka Reid (cello), Gerry Hemingway (dm) et Matthew Wright (électronique).

Il se compose de trois mouvements principaux, chacun ayant ses propres dynamique, température et caractère tout en ayant des points communs tels que la construction et l’élaboration. Hawkins explique d’ailleurs que ces compositions « sont essentiellement modulaires et que s’il existe des ‘airs de famille’ entre certains passages, ce qui les unit est un souci de répétition sous différents visages ».

On pourrait aussi dire qu’en quelque sorte le processus est conforme au principe volcanique : frémir, exploser et renaître de ses cendres. L’activité volcanique se construit en passant par une diversité d’états précédant et suivant l’éruption.

@ Peter Adamik

Premier mouvement
Il commence par un brouillard sonore soutenu, qui gronde sourdement et se propage de manière rampante, et d’où émergent et montent des formes à la vitesse d’un escargot. On assiste à une étonnante simultanéité de l’immobilisme et du mouvement, du fini et de l’infini, avec un grand suspense. S’agit-il du murmure ou du chuchotement d’un glacier ? D’une couche plus profonde émanant de vagues sons de cloches ? Quoi qu’il en soit, cela se rapproche du son des vibrations de la Terre-mère nourricière – du moins dans ma propre dramaturgie d’écoute.

Un moment magique et imprévu se produit alors : un papillon de nuit scintillant sort du piano. J’imagine alors une nuée de ces insectes dansant au-dessus de l’instrument, une image qui me permet d’anticiper l’imbrication et l’entrelacement ultérieurs des cinq musiciens lors d’un passage constitué de mouvements et de contre-mouvements dans une course continue de déplacements, de remodelages, de tourbillons, de retournements, de dissolution et de résurrection.

La performance présente d’abord les caractéristiques d’un collage sonore qui, après une flûte ascendante, suit ou contourne avec souplesse le thème joué à la flûte. Ensuite, une alternance de silences et d’éclats explosifs émerge, pour ensuite arriver à sa conclusion à une allure mesurée (Hemingway passant alors au vibraphone).

Deuxième mouvement
Il commence par une lueur prolongée qui se transforme en contrastes frappants d’où surgissent de longues lignes fluides. Celles-ci produisent des couches à multiples facettes qui suggèrent une ambiance presque orientale, byzantine. Cette séquence propose une grande alchimie sonore électro-acoustique qui conduit d’une part à une confluence palpitante, et d’autre part à une instabilité frémissante et à un effondrement. Cela induit une tension dynamique qui se maintient tout au long du mouvement.

Troisième mouvement
Les contrastes sont également au cœur du troisième mouvement. Des glissements et des vibrations calmes générant des échos cosmiques alternent avec des arrêts soudains, des itérations thématiques, des expansions et des espaces permettant à des voix singulières de se manifester. Le batteur Gerry Hemingway est l’auteur de l’un des moments les plus forts : un intermède de percussion vraiment remarquable qui occupe tout l’espace. Dans les hautes fréquences, il exploite la tension entre les frappes violentes et les touches subtiles, les pleins éclats et les étouffements rapides, jouant ainsi autour de la ligne thématique et faisant monter l’intensité juste avant la conclusion du mouvement – le geste remarquable d’un musicien en excellente forme.

Tomeka Reid @ Peter Adamik

Proximité réceptive, assimilation intense et imprégnation
Le cadre compositionnel que Hawkins introduit ce soir-là est spécialement conçu pour l’architecture extraordinaire de la Pierre Boulez Saal. La salle a la forme d’une arène elliptique complète sur deux niveaux (parterre et balcon) avec la scène au milieu du parterre.

La forme ondulée et la structure modulaire de l’œuvre sont d’une part adaptées à la salle et à ses possibilités d’écoute et, d’autre part, tentent de rendre justice au potentiel des musiciens à donner forme et à déployer les éléments collectifs.

« … J’ai conçu les œuvres nouvellement commandées qui constituent la deuxième partie de la soirée afin d’explorer les possibilités d’immersion offertes par les dimensions particulières de la salle et de la sono. J’espère que nous serons tour à tour capables d’augmenter, de compléter ou même de déguiser les propriétés naturelles du lieu. »

Il y a d’abord la proximité du public avec les musiciens avec la qualité d’écoute qui en découle. La conception de la musique d’un point de vue acoustique y contribue également. Et il faut bien avouer que les vagues sonores ont leur lot de moments fascinants et immersifs.

Selon où l’on se trouve dans la salle, il n’est pas possible de bien voir tous les musiciens sur scène. De surcroît, la sonorité du piano peut être stridente. Ensemble, ces éléments empêchent quelque peu de se plonger vraiment dans la musique. En conséquence, le fort potentiel de la musique ne se réalise pas pleinement et la magie de la salle n’opère pas comme cela a été le cas précédemment avec Hand To Earth/Bungul, le concert de l’Australian Art Orchestra en juin dernier.

Perspectives
Jouer à la Pierre Boulez Saal dans le cadre de cette série offre de grandes possibilités et constitue en même temps un grand défi en termes de préparation, de chorégraphie, d’interaction et de déploiement des couches et des qualités sonores. Il s’agit d’un parcours évolutif de haut niveau et d’un grand défi pour la programmation, mais aussi d’un essai exploratoire de développement de nouvelles dimensions musicales dans une fonction pionnière et d’avant-garde. Ces aspects sont clairement présents dans l’audacieuse aventure de Hawkins, surtout dans la deuxième partie, au regard de son développement individuel et des aspects plus généraux de la création musicale.

Les prochains concerts prévus dans cette série sont alléchants : en février, le programme tournera autour du violoncelliste Vincent Courtois puis de la joueuse de koto japonaise Michiyo Yagi. En mars, ce sera au tour du pianiste Benoît Delbecq en compagnie de musiciens berlinois de premier plan. Enfin, en avril, le maître de la contrebasse afro-américain William Parker dirigera un « nouvel » octet plein de promesses.