Scènes

Ecran total : Berlin dans les tuyaux

Expérience de streaming pour le Jazzfest Berlin devant l’écran


© Camille Blake / Jazzfest Berlin

L’expérience de suivre un festival entier en streaming est plutôt concluante, mais sûrement parce que je ne me place pas dans la catégorie du public mais dans celle des professionnels. J’ai besoin de suivre les nouvelles propositions artistiques en cours, de repérer des musicien.ne.s, de me faire des représentations mentales de telle ou telle musique. En cela, le Jazzfest Berlin 2020, tout en streaming qu’il était, ne m’a pas déçu.

La salle vide de Berlin pendant la retransmission du concert d’Anna Webber Sextet à Roulette (NYC) © Camille Blake/ Jazzfest Berlin

Il faut tout d’abord reconnaître la qualité technique proposée pour retransmettre ce festival. En direct depuis Berlin et New-York, simultanément, en différé depuis plusieurs studios de radios allemandes, toute les retransmissions se sont enchaînées sans heurt. D’autre part, l’image HD et le son étaient de très bonne qualité, la photo et le cadrage bien réalisés, on avait parfois la chance de mieux voir que depuis la salle si cela avait été possible. Je pense notamment aux mimiques de certain.e.s musicien.ne.s comme Cansu Tanrıkulu dans Meow ! ou Lakecia Benjamin à Brooklyn.
Je reconnais aussi que les installations multimédia proposées à Silent Green avaient une certaine compatibilité avec la vidéo qui, du coup, apportait une facilité de lecture plutôt que l’inverse. Bien sûr, empêché.e.s de venir, les musicien.ne.s américain.e.s ont pu se produire quand même et les streamers en ont profité. Enfin, contrairement à un festival « en vrai » qui se cale sur les contraintes techniques, les différents lieux, les horaires de repas, etc… le Jazzfest Berlin en ligne était réalisé d’une seule traite, en trois fois six heures non-stop. Chaque concert s’enchaînait au précédent, qu’il ait lieu à New -York, Berlin ou dans une radio d’Allemagne, obéissant à une forme théâtrale classique d’unité de lieu, de temps et d’action.

Aucun public, aucun bruit, aucune manifestation à la fin des morceaux

Pour autant, même avec un besoin et un regard de professionnel, je dois dire que l’expérience est troublante. Gênante parfois. Ayant eu l’occasion de regarder quelques concerts en streaming depuis Tampere, mais devant un public réduit à la portion locale et sanitaire, il a été possible de croire à la retransmission d’un concert. Pour le Jazzfest Berlin, les mesures sanitaires imposées ont été tellement drastiques (une condition arrachée à la dernière minute par l’équipe du festival auprès du sénat berlinois pour autoriser la manifestation) que la musique semblait parfois sortir d’un laboratoire aseptisé.

Aucun public, aucun bruit, aucune manifestation à la fin des morceaux et des concerts, un silence étrange et dérangeant que de nombreux.ses artistes ont souligné. Les efforts louables de la directrice artistique Nadin Deventer pour animer et rendre vivants les présentations et les mini-entretiens en direct qu’elle réalisait à la fin des concerts n’ont pas suffi à humaniser l’ensemble. Même ambiance à Roulette, la salle de New-York, où à la fin des morceaux, on assistait à des temps longs, silencieux, seulement rompus par les présentatrices qui, sortant des coulisses, venaient discuter avec le.a leader. De plus, rester assis devant son écran pendant des heures à regarder/écouter les concerts génère une frustration encore plus nourrie aux moments des applaudissements que personne n’aurait entendus.

Ces considérations critiques mises à part, on s’attardera plutôt sur le fond. Et malgré de nombreuses annulations et remplacements chez les artistes, le programme s’est tenu à peu près comme prévu. Un programme assez dense puisque chacun des trois jours du festival présentait une dizaine de concerts.

Comme les éditions précédentes, la programmation imaginée par Nadin Deventer et ses partenaires (SAVVY, les radios allemandes..) est un astucieux mélange de propositions avant-gardistes et chercheuses, de musiques plus établies et de découvertes insensées. Une belle hétérogénéité dans les nationalités et les sphères d’influence des musicien.ne.s programmé.e.s assure un large panorama actuel de la scène jazz internationale.
Les femmes ont été bien présentes à ce festival, que ce soit à la direction ou à la production (Berlin comme Brooklyn) que chez les artistes.

LIna Allemano’s Ohrenschmaus © Camille Blake / Jazzfest Berlin

Le set de Lakecia Benjamin dédié à la musique de John et Alice Coltrane m’a surpris. Je m’attendais à une resucée scolaire de bon élève, mais la saxophoniste a vraiment une façon de s’approprier ces compositions, qu’elle joue au sax alto, une façon d’éviter la comparaison. Et c’est aussi une musicienne engagée et énergique qui connaît la scène.

La trompettiste Lina Allemano avait réussi à rejoindre Berlin pour présenter son nouveau répertoire et elle a confirmé sur scène les promesses faites sur disque, tout comme avec le projet d’Alexander Hawkins, un mélange de tradition et de modernité, un son feutré et un vocabulaire mélodique fécond. Une trompettiste à suivre de près.

Le bassiste électrique norvégien Dan Peter Sundland était présent sur plusieurs concerts ainsi qu’en vidéo avec le collectif, comme il nous l’expliquait dans son récent entretien.

Le batteur américain berlinois Jim Black était partout. Invité, leader ou membre de plusieurs groupes, il a une nouvelle fois brillé par son jeu éclectique, à la dynamique expressive et aux rapides ruptures chronométriques, que ce soit pour une musique exigeante ou en menant des cavalcades rock. Invité par le groupe Witch’n’Monk, il m’a permis de découvrir le flûtiste colombien Mauricio Velasierra et la guitariste Heidi Heidelberg, deux noms désormais inscrits dans mon carnet.

Craig Taborn à Brooklyn, novembre 2020 © Wolf Daniel / Roulette Intermedium

Parmi les étapes attendues, la prestation du pianiste Craig Taborn en trio avec Mary Halvorson (guitare) et Ches Smith (batterie) a été un moment de toute beauté ; Craig Taborn est vraiment un pianiste étonnant. Quant à Mary Halvorson, elle a également produit des chorus époustouflants lors du concert du Tomas Fujiwara’s Triple Double.

Ingrid Laubrock et Kris Davis ont réussi à faire vibrer la salle vide de Roulette, tant leur musique avait cette épaisseur volatile qui fait résonner les murs.
Puis, les musiciennes Anna Webber et Silke Eberhard et leurs deux ensembles conséquents ont proposé des lectures riches et imagées des musiques de Henry Threadgill ou tirées du répertoire contemporain.
Enfin, beaucoup moins jazz que pop, le quartet à chats Meow ! n’a pas hésité à mettre l’ambiance, malgré la salle vide. J’ai déjà eu l’occasion d’écouter la vocaliste Cansu Tanrıkulu à plusieurs reprises, avec ce groupe ou en trio, mais à chaque fois dans des petites salles, mal insonorisées et je dois reconnaître qu’avec la qualité technique offerte par le festival, le set de Meow ! en a été transformé. J’ai pu apprécier tout le talent de la chanteuse et la vraie teneur de leur musique, enfin.

Mary Halvorson à Brooklyn, novembre 2020 © Wolf Daniel / Roulette Intermedium

Entre autres bonnes surprises, le vibraphoniste Joel Ross et son ensemble pour une musique très ronde et chaleureuse, le Kammerflimmer Kollektief, le Bernhardt. feat. The Micronaut & Meuroer Mandolinenorchester aux quatre mandolines singulières et le Charles Sammons Collective (proposé dans le cadre de la collaboration fructueuse et tout à fait hétéroclite avec le centre d’art SAVVY Contemporary), un ensemble étonnant de calme et d’inventivité qui propose des standards chantés, dont une version de « Strange Fruit » désarticulée à faire frémir.

Je retiendrai de ce festival le moment (pendant le concert du quartet Meow !) où le monde extérieur apprend l’élection de Joe Biden, information donnée par la directrice artistique en direct aux musicien.ne.s ravi.e.s !

les festivals en streaming vont devenir une nouvelle norme

Il ne s’agit pas de refaire tout le programme du festival, mais les quelques surprises suffisent à justifier les heures passées devant l’écran.
Il faut reconnaître à l’équipe du Berliner Festspiele et à Nadin Deventer un certain sens de l’adaptation et de l’anticipation (avec les moyens techniques et financiers indispensables) qui ont permis à cette édition de se tenir. Vu l’évolution de la pandémie à ce jour (novembre 2020) on peut parier sur l’impossibilité de jouer en public pour les artistes jusqu’à l’horizon 2022, voire plus si aucune mesure coordonnée au niveau européen n’est prise. Ce qui signifie que les festivals en streaming vont devenir une nouvelle norme.
Il reste donc beaucoup à faire pour incarner et ressentir le feeling de la scène à travers l’écran, mais en tablant sur la transversalité artistique et technique, un budget conséquent et l’intelligence collective, on doit pouvoir s’en approcher. C’est ce qui s’est passé avec cette édition, il faut le reconnaître.