Scènes

Jean-Marie Machado, ses soeurs de sang et ses frères d’armes

Où il est question de fleurs, de Billie Holliday, de larmes d’étoiles, d’Amalia Rodrigues, d’un piano Fazioli et de musiciens talentueux au service d’une oeuvre souvent onirique…


Où il est question de fleurs, de Billie Holliday, de larmes d’étoiles, d’Amalia Rodrigues, d’un piano Fazioli et de musiciens talentueux au service d’une oeuvre souvent onirique…

On a pu constater ici et là une certaine perplexité face au dernier disque de Jean-Marie Machado, qui semble vouloir unir deux styles a priori bien différents, le fado et le jazz, via l’évocation de leurs plus grandes incarnations vocales. Pourtant, il est assez amusant de noter qu’un manque évident de familiarité avec ces deux grandes chanteuses ne nuit pas du tout au plaisir que l’on peut prendre à écouter Soeurs de sang, en disque ou en version de concert. L’esprit vierge de toute référence, de toute influence émotionnelle, il devient alors plus facile de ressentir la musique de Machado sous ses différentes formes.

La première partie est dévolue au piano solo comme sur Solideao. « Irmas de Sangue » ouvre le concert sur un thème magistral, tout en changement de tonalités, accords pleins et résonances grandioses dans ce Café de la Danse qui s’apprête à devenir une cathédrale sonore. Le rythme ne tarde pas à surgir de la contemplation, comme sur l’arrangement de « Solideao ». On commence à sentir une sorte de déséquilibre entre parties calmes et rapides. Autant le son de Machado est profond, riche, inspiré sur les introductions rubato - on en a encore la preuve avec « Petite source » -, autant les accélérations s’apparentent parfois à des digressions frénétiques et un peu systématiques. « Lisboa nao sejas francesca » ravive cependant la flamme avec une walking bass spectaculaire, de même que le très rythmé « Cabeca no ombro ».

Jean-Marie Machado © H. Collon/Vues sur Scènes

Le premier set se conclut sur « I’m a Fool to Want You » revisité par un Machado sous influence de Steve Reich. Le thème de Billie Holliday apparait après une monumentale introduction faite d’ostinatos d’un motif simple et obsédant. La grandeur de la scène se prête à cette divagation mélancolique, presque métaphysique, car cette musique faite de silences éternels évoque l’infini.

Jean-Marie Machado © H. Collon/Vues sur Scènes

La seconde partie voit l’arrivée de Jean-Philippe Viret et Jacques Mahieux et débute avec un autre petit chef-d’oeuvre « Flowers, Teardrops from the Stars », référence au poète japonais Kazuko. Viret à l’archet, l’air absorbé, tire des harmoniques inouïes de sa contrebasse (on croirait un instrument à vent d’extrême-orient) puis monte dans les aigus et tire une sonorité de violoncelle de son colosse à quatre cordes. Autre miracle, dans ce morceau de Machado : une sorte de pont obsédant en 5/4 qui vient recréer une tension susceptible de s’étioler après l’introduction impressionniste. Il est un peu dommage qu’un tel morceau vienne en début de set ; il faudra attendre « Fado Amalia », juste avant le rappel, pour retrouver ce genre d’atmosphère doucement élégiaque.

Entre-temps, « Sisters », « Strange Fruit », « Trio Time » ont permis d’apprécier la cohésion de Viret et Mahieux, leur sensibilité instrumentale, mais aussi une certaine distance avec Machado : physique - le mur de fond de scène, si on veut y voir un symbole ! - et peut-être aussi musicale. Au moins, il y a dans ce trio une façon louable de ne pas sonner tout à fait comme un trio classique, et donc d’occuper différemment l’espace.

Jean-Marie Machado © H. Collon/Vues sur Scènes

Après deux heures de musique de haute volée, on reste peut-être sur sa faim, non point de n’avoir pas côtoyé le sublime, mais parce que celui-ci n’est pas instillé par tous les « pores » de chaque note. Comme si Machado avait besoin de relâcher régulièrement son effort pour atteindre les niveaux d’exigence d’« I’m A Fool… » ou de « Flowers… ». Le seul souvenir de ces titres suffira pourtant à nous laisser de grands frissons à l’âme.