
Jean-Marie Machado enjazze l’opéra
La Falaise des lendemains, opéra de Machado, était joué à Nantes
La Falaise des lendemains © Laurent Guizard
Le pianiste et compositeur Jean-Marie Machado présente un opéra chanté en trois langues : français, anglais, breton, et s’essaie à travers cette histoire trilingue à une synthèse des genres. Présenté à Rennes, Tourcoing, Créteil et bientôt à Angers, c’est au Théâtre Graslin à Nantes que nous avons vu La Falaise des lendemains.
Que le jazz ait les honneurs des plus belles salles n’est pas nouveau. En 2018 dans ce même Théâtre Graslin, la soirée commémorant les cent ans de l’arrivée de James Reese Europe et ses Harlem Hellfighters, qui firent découvrir à la France ce qui allait devenir une des musiques emblématiques du 20e siècle, avait été un moment fort. Cette fois, pourtant, c’est à un exemple du genre phare de la musique lyrique qu’il nous est donné d’assister : la représentation de l’opéra La Falaise des lendemains, commandé au compositeur Jean-Marie Machado par Angers Nantes Opéra.
Comme le montre l’article Le Jazz et l’Opéra cousins germains, les ponts entre le grand œuvre classique et le jazz sont en effet nombreux, croisements propices à toutes les explorations et tous les prolongements. Ici, les attendus du genre sont, de fait, respectés.
Le récit joue des codes du mélodrame. À Roscoff, en Bretagne et juste avant la première guerre mondiale, Chris, marionnettiste, et Lisbeth, aide-soignante, s’aiment. Leur relation est contrariée par Dragon, prétendant de cette dernière, brutal et éconduit, au nom prémonitoire et excessif. L’arrivée de la Grande Guerre complique la relation et broie le destin des personnages.
Sur un livret signé Jean-Jacques Fdida, l’histoire flirte entre un vérisme assumé et un onirisme discret. Le sentimentalisme se prête bien à cet art démesuré et les nombreux rebondissements se succèdent durant l’heure quarante-cinq que dure cette histoire romanesque en diable. On regrette toutefois que le texte soit souvent platement narratif ou bizarrement cocasse dès lors qu’il se risque à parler crûment de sexe, comme pour sonner moderne. Les changements de langue (du breton au français puis à l’anglais), quant à eux, permettent un effet de folklore mais n’ont pas toujours grand sens et compliquent le suivi du récit. On tique en revanche sur des rapports entre les femmes et les hommes qui reconduisent des schémas traditionnels qu’il n’est plus possible d’entendre aujourd’hui.
En contrepoint pourtant, la mise en scène tire son efficacité de sa sobriété. Éclairage discret et costumes blancs permettent aux chanteur.euses [1] de se concentrer sur l’épanouissement de leur jeu, évoluant devant ou sur des structures tubulaires qui forment un amphithéâtre tragique agrémenté de quelques inventions scénographiques. Tel ce petit dispositif pour marionnettes, théâtre dans le théâtre, qui sera repris en écho plus tard, en haut de la falaise-échafaudage, par un chanteur soutenu par un fil. Tels, encore, ces effets de rideau qui proposent une lecture pudique, comme en filigrane, de l’histoire.
- La Falaise des lendemains © Laurent Guizard
Dans ce contexte un brin austère, la musique est garante des couleurs et du dynamisme. D’abord parce que l’ensemble des musiciens [2] est installé sur le plateau et non pas dans la fosse et ainsi entoure les protagonistes. Dirigé par Jean-Charles Richard, l’Ensemble Danzas est constitué d’un sextuor à cordes, d’un quintet à vents et d’une section rythmique, soit dix-sept interprètes. Leur présence nombreuse enveloppe avec bienveillance la destinée tragique des personnages et ajoute des choses à voir pour les spectateurs : un tuba qui danse (François Thuillier), un accordéon virevoltant (Didier Ithursarry) ou une flûte gracile (Stéphane Guillaume).
D’autant mieux d’ailleurs que la musique épouse la moindre des inflexions de la narration. Mélodieuse toujours, elle habille avec élégance chaque moment sans jamais écraser le chant lyrique qu’elle sait accompagner avec discrétion si besoin. Elle est contrepoint, ponctuation, coup de théâtre. Empruntant à sa rythmique un swing subtil, le chatoiement des timbres rappelle les Cantos brujos du même Machado qui fait valoir les qualités de son style oscillant à la croisée des genres (la guitare électrique de Joachim Machado a même des accents rock) sans que cela détonne ni que l’assemblage vire au collage.
Avec une ampleur sereine, l’orchestre donne ainsi de la chair à l’opéra (même si ce dernier aurait toléré sans souci le feu d’un jazz plus mordant) liant les ingrédients entre eux. Dès lors, il est possible de se laisser aller pleinement à un spectacle qui ne bouscule pas le genre mais en donne une variation contemporaine et immédiate qui se regarde sans déplaisir. Un bel ouvrage.