Chronique

Jeremy Pelt

Jeremy Pelt The Artist

Jeremy Pelt (tp), Victor Gould (p), Vicente Archer (b), Allan Mednard (dm), Ismell Widnard (perc), Chien Chien Lu (vib), Alex Wintz (g), Franck Locastro (elp)

Label / Distribution : High Note Recordings

Parmi les trompettistes les plus sémillants de sa génération, le quadragénaire Jeremy Pelt est trop souvent catalogué « post-bop ». Avec son dernier album, en accolant son patronyme au nom commun « l’artiste », il s’extrait de tout étiquetage, proposant de questionner son Art même, voire l’Art en général. Vaste question. Le disque, en forme d’essai, ne cherche pas à y apporter une réponse définitive mais plutôt à partager des interrogations sensibles au moyen du jazz le plus contemporain.

Depuis la suite « Black, Brown and Beige » de Duke Ellington, en passant par la « Freedom Now Suite » de Sonny Rollins, l’histoire du jazz est émaillée de la forme « suite ». A l’instar de ce dernier, qui présentait en face A la suite éponyme et en face B des standards sans lien musical si ce n’est le talent des musiciens, le « talentueux Mr. Pelt » (titre d’un récent album) propose un disque en deux séquences : l’une consacrée à la « Rodin Suite » et l’autre composée de titres disjoints les uns des autres.

La « Rodin Suite », justement, convoque les sensations issues d’une fréquentation assidue du musée parisien consacré au sculpteur et plasticien français qui s’imposa quasiment comme un « artiste officiel » de la Troisième République. Nulle quête d’un tel statut pour autant dans le jazz composé par Pelt, mais bien, plutôt, à l’instar d’un Rodin, une recherche de l’immanence.
En introduction, les notes de piano (Victor Gould, compagnon de route depuis quelques années) sont émaillées d’accents de marimba (Chien-Chien-Lu, renversante), et à peine le leader esquisse-t-il quelque trait de trompette sur cet « Appel aux armes » que déboule une guitare très jazz-rock, ainsi qu’une joute vibraphone-piano. L’effet mobilisateur pour l’orchestre et l’auditeur est sidérant et le trompettiste n’a plus qu’à placer quelques notes jubilatoires sur cette sculpture harmonique.
A peine le temps d’une transition langoureuse sur la seconde pièce de l’œuvre (« Les Bourgeois de Calais »), et voilà que s’ouvre un dialogue trompette (avec force effets wah-wah et delay) et percussions sur une rythmique où le contrebassiste Vicente Archer et la vibraphoniste groovent à qui mieux mieux dans une sorte d’univers acid-jazz aux parfums psychédéliques, le tout drivé d’une main de maître par le batteur Allan Mednard (« Les Portes de l’Enfer »).
La quatrième pièce (« Camille Claudel »), fondée sur un dialogue amoureux trompette-guitare (réminiscence de l’amour fou entre le sculpteur et la sculptrice ?), est une ballade volatile.
L’épilogue, introduit par un solo de contrebasse confondant de subtilité, fait s’envoler l’ensemble par la grâce d’une harmonique somptueuse, propulsant Fender Rhodes et trompette dans une sarabande sans fin sur laquelle la batterie malaxe le temps.

La seconde partie (« face B ») de l’album aligne des compositions qui, si elles n’ont pas la cohérence de la Suite, n’en dessinent pas moins un univers jazz qui tient en haleine jusqu’au bout. Du crypto-électro « Ceramic » en passant par les monuments post-bop au cours desquels Mr. Pelt déroule des phrasés terribles, réminiscences d’un Clifford Brown (« Feito »), sans se départir d’un sens de la composition d’ensemble très affûté (le trois temps « Watercolors »), dans l’ici et maintenant (« As of Now », nanti d’un solo de contrebasse sans commune mesure, et de la résonance si naturelle du marimba).

La réalité du jazz avancé dans ce disque est ainsi d’une acuité artistique brûlante. Cet album a tout d’un classique du premier quart du XXIème siècle.